Modric sacré au gala du Ballon d'Or: itinéraire d’un héros ORdinaire
Enfant de la guerre, Luka Modric s’est érigé en symbole de toute une nation. Portrait d’un homme qui s’est construit entre ombre et lumière.
- Publié le 03-12-2018 à 22h29
- Mis à jour le 04-12-2018 à 10h06
Enfant de la guerre, Luka Modric s’est érigé en symbole de toute une nation. Portrait d’un homme qui s’est construit entre ombre et lumière. Les questions sur le sujet ne vont pas manquer d’affleurer. Luka Modric le sait. Il en a pris l’habitude. Le Croate y répondra mécaniquement.
À la veille de la finale de la dernière Coupe du monde, le milieu avait été interrogé sur les effets de la guerre des Balkans sur son développement personnel. "Je n’aime pas revenir là-dessus. C’est le passé", avait-il lâché, dans un soupir, poursuivant : "Évidemment, tout vous influence, cela nous rend résistants."Au printemps, Modric s’était montré plus concret au détour d’une phrase assez lourde de sens finalement : "Je pense que ce que j’ai vécu enfant m’oblige à ne pas m’affaiblir."
Comme tous les gamins nés dans ce qui s’appelait encore la Yougoslavie avant de se morceler dans la haine de l’autre, Modric a vécu l’horreur d’une guerre civile. D’un conflit fratricide. Qui a poussé sa famille à s’exiler. À quitter le hameau de Modrici pour Zadar, 50 kilomètres plus loin, sur la côte Adriatiaque.
À l’époque, Luka, l’aîné de la famille, n’a que six ans. Assez jeune pour comprendre qu’il se passe quelque chose de grave. Trop, heureusement, pour en garder de vrais souvenirs. Quelques mois après le départ pour Zadar, le corps de son grand-père dont il porte le prénom est découvert dans les collines avoisinant leur village.
Réfugié dans son propre pays, préservé par ses parents des atrocités de ce conflit, le jeune Luka vit comme beaucoup d’autres dans les hôtels de Zadar. Déjà animé par cette passion. Le ballon pour fuir les balles ? Il y a de cela. Partout, tout le temps, Modric joue. Jongle. Dans les escaliers de l’hôtel. Sur le parking. Dans les couloirs.
Le directeur de l’établissement l’observe, fait part de son admiration à Josip Baljo, son ami président du club de foot local, le NK Zadar. L’histoire est en marche.
"Il était maigre et très petit pour son âge mais on pouvait voir qu’il avait quelque chose de spécial", s’est souvenu dans le Guardian le dirigeant. "Mais aucun d’entre nous n’aurait rêvé qu’il deviendrait le joueur qu’il est devenu". Pas même Tomislav Basic.
Le directeur du Zadar a couvé le petit prodige. Plus qu’un éducateur, Basic s’est érigé pour Modric comme un second père quand son premier, qui est toujours soldat, était au front lors de la guerre. N’hésitant pas à se montrer dur quand, après quatre années au club, Modric, 10 ans, s’en va passer un test à l’Hadjuk Split, le club de son cœur qui le recale car jugé trop frêle.
À son retour, Basic lui lance : "Si tu n’es pas assez bon pour l’Hadjuk, tu n’es pas assez bon pour Zadar. Accroche-toi à une barre de traction pour grandir."
La punition dure deux bons mois avant que Modric effectue son retour. Son envol aura lieu à l’été de ses 16 ans. Son père rassemble péniblement 255 euros, une fortune pour la famille, pour inscrire son fils à un stage qui change tout. Les recruteurs du Dinamo Zagreb le repèrent, tombent sous le charme de celui qui a pour idole Zvonimir Boban. L’expédie en prêt d’abord dans le très rugueux championnat bosnien à Zrinjski en 2003/04 "et quand tu as joué en Bosnie, tu peux jouer partout", s’amuse Modric, puis dans la banlieue de la capitale, à l’Inter Zapresic. Avant qu’il s’installe définitivement au Dinamo en 2005.
Un moment charnière pour lui qui signe un contrat de dix ans qui servira à offrir un appartement à sa famille qui résidait encore à l’hôtel et n’avait pas été autorisée par les autorités à regagner son village mais qui le lie aussi au sulfureux Zdravko Mamic.
Le boss du Dinamo a flairé le bon coup et comme les autres promesses de son club, Modric lui reverse une partie de ses revenus. La justice le soupçonné d’avoir détourné 10 millions d’euros au moment du transfert de Modric vers Tottenham en 2008. Ce qui a valu au milieu d’être entendu par la justice lors du procès du parrain du football croate.
Juste avant le départ pour la Russie, le 6 juin dernier, Modric a comparu devant le tribunal d’Osijek, assurant "ne se souvenir de rien" mais risque six ans d’incarcération pour parjure. Ce qui a fait se lever le vent d’une vraie fronde matérialisée par cette banderole plaquée au fronton de l’hôtel de Zadar où il a passé son enfance : "Luka, tu te souviendras de ce jour." Comme il se souviendra de ce 3 décembre. Mais pour d’autres raisons.