Francis Van Eeckhout, le CEO de Deceuninck: "À cause de Mathieu van der Poel, je dois grimper trois fois le Koppenberg"
Francis Van Eeckhout, CEO de Deceuninck, explique le succès de l’équipe des frères Roodhooft dans le sillage de l’extraterrestre van der Poel.
- Publié le 13-04-2024 à 06h00
- Mis à jour le 13-04-2024 à 07h53
Mardi matin. Le vent souffle aussi fort que Mathieu van der Poel a poussé sur les pédales deux jours plus tôt dans l’Enfer du Nord. À peine entré dans le bâtiment, on ne peut pas manquer les différents maillots d’Alpecin-Deceuninck et de Fenix-Deceuninck, les équipes masculine et féminine sponsorisées par le fabricant de châssis. Un exemplaire de la tunique arc-en-ciel de Mathieu van der Poel donne à la pièce un éclat supplémentaire.
L’ambiance est studieuse mais sereine. “C’est plus facile de venir travailler quand ton principal représentant gagne”, nous glisse un employé, fan de vélo. Francis Van Eeckhout confirmera ça au cours de l’heure d’entretien qu’il nous accordera. Le CEO de Deceuninck affichera tout le temps un sourire naturel et une bonne humeur. “Je n’ai aucune raison de me plaindre”, lancera celui qui a convolé en justes noces avec Alpecin, la formation des frères Roodhooft, en 2023.
Avec le doublé réussi par Mathieu van der Poel au Tour des Flandres et à Paris-Roubaix, on peut imaginer que vous venez de vivre huit jours de rêve…
”On peut dire ça, oui. Il m’a épaté, comme le reste de l’équipe d’ailleurs. Mais, maintenant, je vais devoir m’entraîner un peu plus sérieusement à vélo.”
Pourquoi ?
”La cellule marketing de l’entreprise m’a poussé à relever un défi. Ils m’ont dit que si Mathieu remportait le Tour des Flandres, je devais grimper trois fois le Koppenberg. J’ai accepté de jouer le jeu et je ferai ça le 15 juin. Juste avant que vous arriviez, un collègue m’a proposé de doubler la donne. Il m’a dit : ‘Francis, si Mathieu gagne Liège-Bastogne-Liège, tu doubles et tu feras, donc, le Koppenberg six fois’. Ça, non ! J’ai un niveau correct, mais quand même, c’est trop.”
Je leur mets un bon 9,5 sur 10.
Au vu du début de saison tonitruant de votre équipe, quelle cote lui mettez-vous sur dix ?
”Un bon 9,5 ! Un peu comme l’année passée, on n’a pas été bon dans les courses à étapes du tout début de saison. Cela m’avait rendu nerveux. Mais je n’avais aucune raison de m’inquiéter (il rit). Dimanche, à Paris-Roubaix, les mecs ont vraiment été impressionnants. On peut parler d’un petit chef-d’œuvre collectif, non ?”
Gagner un monument flandrien, était-ce le grand objectif du printemps ?
”Je ne suis pas le décideur sportif, mais il est clair qu’on en parle quand même avec les frères Roodhooft. La veille des courses, j’appelle Philip et on fait un peu le point, mais j’essaie de ne pas m’immiscer dans leurs affaires.”
Comment définissez-vous le mode de fonctionnement de cette équipe ?
”On est comme une famille. Dimanche, les mécanos, qui ne me connaissent pas, m’ont invité à regarder la fin de la course dans le bus. On a partagé un très bon moment.”
Cette famille a réussi ce qu’aucune équipe n’avait fait avant elle, à savoir gagner les trois premiers monuments de l’année.
”Oui, c’est fou. Et j’ai envie de dire qu’en tant que sponsor, j’ai déjà gagné neuf monuments en cinq ans. D’abord associé à Quick-Step, puis avec Alpecin. Ce n’est pas mal, hein !”
Pour le sponsor Deceuninck, gagner ces monuments, est-ce le principal objectif de l’année ?
”On sait que le Tour de France est la course la plus médiatisée du monde mais, pour nous, il est clair que les classiques flandriennes et Paris-Roubaix nous offrent une énorme visibilité. Aujourd’hui, le côté héroïque de l’Enfer du Nord fait aussi battre le cœur des amateurs de vélo en Australie ou aux États-Unis. Mais c’est vrai que les courses flamandes nous correspondent beaucoup. On peut s’identifier aux cyclistes qui les font parce qu’on peut nous-mêmes grimper les différents monts.”
Comment expliquez-vous cette incroyable réussite sportive d’Alpecin-Deceuninck ?
”Nous n’avons pas le budget pour construire une équipe susceptible de se battre pour le classement général dans un grand tour. Les équipiers que tu alignes sur une épreuve de trois semaines coûtent dix fois plus chers que ceux qui tu attires pour aider un leader à gagner une classique. Ensuite, les frères Roodhooft ont eu le nez fin en soutenant van der Poel depuis son plus jeune âge. Ils ont tout mis en place pour qu’il puisse grandir pas à pas jusqu’à exprimer totalement son potentiel hors-norme. On trouve mieux notre place sur les courses d’un jour. Cela dit, on existe quand même sur le Tour de France, puisqu’on a déjà gagné le maillot vert l’an passé avec Philipsen et que Mathieu a déjà porté le jaune (en 2021). J’ajouterais en toute honnêteté que, aujourd’hui, certaines équipes ne performent pas comme elles le devraient. Enfin, je constate quand même que c’est la deuxième année d’affilée que nous gagnons, au moins, deux des trois premiers monuments. Ce n’est donc pas un hasard.”
Et on constate que d’autres coureurs grandissent dans le sillage de van der Poel…
”C’est clair. Philipsen continue sa progression. Pour moi, il est un petit Tom Boonen. Et je suis épaté par Gianni Vermeersch. Dimanche, il m’a surpris en roulant la course de sa vie. Le plus frappant, c’est que les gars ne semblaient pas épuisés. Quand on gagne, ça aide…”
Donc, l’ADN de votre équipe, ce sont les classiques…
”Je le pense, mais cela ne nous empêche pas de gagner quelques étapes dans les grands tours. On va aussi essayer d’amener le maillot vert à Nice.”
À long terme, n’envisagez-vous pas d’attirer un coureur pour le classement général du Tour ?
”Non, je vous répète : cela demanderait un budget beaucoup plus important et nous n’en avons pas envie pour le moment. Mettre tous ses œufs dans le même panier, c’est trop risqué parce que tu dois axer toute ta saison en fonction d’un seul événement. Je trouve plus malin, avec un budget plus modeste, de se concentrer sur les classiques flandriennes où nous avons plusieurs cartes à jouer.”
Maintenant, tout le monde se demande si Mathieu van der Poel peut s’imposer à Liège…
”Oui, je sais. Il y a un an et demi, Philip (Roodhooft) m’a dit : ‘Mathieu veut gagner Milan-Sanremo’. Il l’a fait. Et en début de saison, il m’a affirmé : ‘Je veux gagner à Liège’. Sera-ce possible ? On verra. Moi, je n’y crois pas parce que c’est une course qui correspond moins aux qualités de Mathieu. En plus, Pogacar sera là. Et puis, notre coureur sera-t-il capable de rester au sommet de sa forme jusque-là ?”
Pour le sponsor Deceuninck, est-ce important que van der Poel continue le cyclo-cross ?
(sans hésiter) “Oui. Pour la visibilité, c’est une très bonne chose. En outre, nous pouvons inviter beaucoup de clients sur les cross.”
En quoi van der Poel vous impressionne-t-il le plus ?
”Il peut se focaliser sur un objectif et repousser ses limites comme peu de gens peuvent le faire. En cela, c’est un champion. Ce qui est épatant, c’est sa modestie. Il ne cherche pas à se mettre au-dessus des autres. Il ne tire pas la couverture à lui.”
Les gens ont tendance à davantage acheter nos produits lorsqu'on gagne.
Que peut avoir comme retombées pour votre entreprise un tel début de saison ?
”Financièrement, c’est impossible à chiffrer. Patrick Lefevere me disait qu’une saison à succès, avec des victoires dans les monuments et plusieurs jours en jaune, ça nous rapportait 60 millions d’euros. Mais, honnêtement, c’est difficile à calculer. En revanche, ce qu’on peut mesurer, c’est que le rendement des employés est meilleur quand l’équipe gagne. Hier (NdlR : lundi, lendemain de Paris-Roubaix), il y avait une super ambiance ici. Et puis, les gens ont tendance à davantage acheter nos produits lorsqu’on gagne.”
Quand vous avez quitté Quick-Step fin 2022, cela a paru surprenant…
(il coupe) “Mais ce n’était pas mon choix de quitter l’équipe de Patrick Lefevere. Je voulais rester mais j’ai été mis à la porte. Comme je souhaitais continuer dans le cyclisme, j’ai entamé des négociations avec d’autres formations : Lotto, SD Worx, Jumbo-Visma… Et j’ai parlé aux frères Roodhooft… Tout de suite, le courant est passé entre nous. Ils sont très modestes, humbles et gardent les pieds sur terre.”
Et deux ans après, le choix s’avère payant…
”Certains pensent que je connais très bien le cyclisme. Ce n’est pas le cas. D’ailleurs, dans les pronostics qu’on fait au sein de l’entreprise, je termine toujours dernier ou avant-dernier (il rit). En revanche, il semblerait que j’ai le nez fin pour trouver les bonnes alliances. En tout cas, Deceuninck est associé à une histoire positive.”
Préférerait-on voir des courses soporifiques jusqu’à la flamme rouge ?
Certains trouvent que la domination exercée par quatre ou cinq coureurs ne fait pas du bien au vélo et le rend ennuyeux…
”N’est-ce pas mieux d’avoir ce cyclisme offensif et spontané que des courses où on attend la dernière difficulté pour passer à l’attaque ? Préférerait-on voir des courses soporifiques jusqu’à la flamme rouge ?”
Que faudrait-il faire pour qu’il y ait moins de chutes ?
”Il faudrait que les organisateurs augmentent encore la sécurité autour des parcours et que les coureurs soient un peu plus prudents. Parce qu’on ne va quand même pas leur mettre un gilet protecteur de quatre kilos qui pourrait leur servir d’airbag !”
Comment Alpecin-Deceuninck peut-elle encore grandir ?
”En attirant plus de jeunes. Si Philipsen prolonge son contrat, on aura donc toujours deux fers de lance complémentaires. Ils nous offrent des garanties. C’est un contexte idéal pour faire progresser des jeunes sans pression.”
Deceuninck est lié à Alpecin jusqu’à fin 2025. Et après ?
”On verra parce qu’il faut tenir compte du contexte économique. Doit-on encore continuer deux, trois ans pour bétonner notre image ? Quoi qu’il advienne, nous ne laisserons pas tomber Alpecin sans qu’ils puissent se retourner. On leur fera part de notre décision dès cet automne.”