Les seniors dans le sport (1/9) – Née en 1947, Brigitte Bocken est une institution dans le tennis francophone : “Je joue avec deux cervicales soudées”
Premier épisode de notre série sur les seniors dans le sport, avec Brigitte Bocken. La Bruxelloise, née en 1947, n’imagine pas sa vie sans le tennis : “Je vais jouer tant que mon corps me le permettra.”
- Publié le 19-03-2024 à 13h00
Alors que la pluie s’abat sur le cadre champêtre du Royal Léopold Club Tennis et que les températures dépassent à peine les cinq degrés, un petit bout de femme toute pétillante débarque sur l’un des courts couverts du club bruxellois pour y taper la balle avec trois de ses partenaires. Elle, c’est Brigitte Bocken, une institution dans la sphère du tennis francophone tant sa motivation pour la petite balle jaune est restée grande malgré un âge déjà bien respectable. “Je préfère ne pas donner mon âge. On va dire que je suis née le 11 octobre 1947, trois jours avant que le premier avion ne perce le mur du son.” Aujourd’hui C15/2, Brigitte n’a rien perdu de sa passion pour le tennis. Entretien…
Brigitte, depuis quand jouez-vous au tennis ?
“Je joue depuis que je me tiens debout. Ma maman jouait très bien, mais elle a arrêté car elle a eu cinq enfants en sept ans. À la maison, il y avait des petites raquettes pour les enfants dans un coffre à jouets. Je frappais la balle contre un mur. La seule règle importante, c’est que la balle ne pouvait pas passer au-dessus de ce dernier, sinon on devait la récupérer au milieu d’orties et de chardons. Cela signifiait souvent que le jeu était terminé. J’ai dû disputer mon premier match vers l’âge de dix ans. Avant, je ne connaissais pas les règles. Je tapais juste sur le mur.”
Je devais récupérer la balle au milieu d'orties et de chardons.
Avez-vous suivi des cours ?
“Non. C’est maman qui nous a montré comment il fallait tenir une raquette. Quand j’étais en sixième primaire, nous sommes partis vivre en Afrique. Là-bas, chaque jour, on allait à l’école de 7h30 à 13h30, ensuite on mangeait, on passait à la sieste et puis on partait au club de sport. Pendant un an, ma sœur et moi, on jouait avec les gens du club, des adultes. Nous étions des passionnées. Quand nous sommes rentrées en Belgique en été, nous nous sommes inscrites à des tournois pour les jeunes. Nous avons vite été repérées. L’année suivante, nous sommes reparties donc j’ai encore eu la chance de pouvoir jouer tous les jours de l’année. Ce qui n’aurait pas été possible en Belgique.”
Quel a été votre parcours tennistique ?
“Après le 30 juin 1960 et l’indépendance du Congo, avec mes frères et sœurs nous avons été placés dans une pension, parce que papa est resté là-bas pour son travail. Jusqu’à la fin de mes humanités, j’étais entraînée par la fédération belge deux fois par semaine. Je participais à des compétitions et j’ai atteint mon meilleur niveau vers 20 ans. J’étais classée B-15/4, première joueuse de série B. J’aurais dû être série A. J’avais fait le déplacement jusqu’à Lommel en transports en commun pour un tournoi où j’ai battu une série A. Mais je ne suis pas montée. Quinze ans plus tard, j’ai appris qu’un membre du comité des classements avait mis son veto sur ma montée, car à ses yeux je ne possédais pas un jeu de série A. Mon style ? Je courais beaucoup et je remettais la balle. À l’époque, on ne comptait que quatre ou cinq joueuses série A. Après, j’ai eu quatre accouchements en huit ans.”
Avez-vous connu d’autres expériences avec la fédération ?
“J’ai été responsable pour les équipes de jeunes. J’accompagnais les filles de moins de 16, 18 et 21 ans. C’était comme la Coupe Davis, on partait début de semaine pour un endroit, on s’y entraînait, on jouait les matchs puis on revenait à la maison. J’étais encore B-4/6, un classement conservé pendant 20 ans. Je possédais un bon niveau, je parlais plusieurs langues et j’étais une femme mariée avec un enfant. C’était de bons critères pour la fédération. J’ai fait cela pendant quatre ans, jusqu’à la naissance de mon deuxième enfant. Après j’ai continué à jouer au Léopold Club. J’ai toujours été capitaine des équipes dames.”
J'ai joué jusqu'à mes sept mois de grossesse.
Quel est le secret de votre longévité ?
“Avoir toujours joué. Quand j’étais enceinte, j’avais demandé qu’on me confectionne une robe de grossesse de tennis. Je ne courais plus, mais j’ai tapé la balle jusqu’à mes six ou sept mois. Je n’ai jamais arrêté. C’est une passion.”
Est-ce que le tennis a évolué depuis vos débuts ?
“Oui, terriblement. Maintenant, il y a énormément de personnes qui utilisent le lift. Jusque dans les années 60, le jeu à plat était la norme. Au niveau du matériel, l’évolution a aussi été grande. J’ai commencé par des raquettes en bois avec des petits tamis. J’ai joué avec des Slazenger puis avec une Donnay. Celle de Borg avec un cuir qui remontait haut sur le manche, car le Suédois jouait son revers à deux mains. Après le bois, il y a eu la fibre de verre, puis le carbone avec les grands tamis. Je joue encore avec ma vieille Donnay. J’ai essayé des raquettes plus modernes, mais je perdais de la sensibilité au niveau du toucher. Je suis une artiste. J’adore envoyer la balle dans les quatre coins du terrain, au centimètre près. Je joue en réfléchissant, je ne me contente pas de renvoyer la balle. On dit souvent que je suis un vrai renard.”
Quels sont vos plus beaux souvenirs liés au tennis ?
“Le plus beau, c’est d’avoir remporté le Tournoi de l’Espérance. Je n’étais pas assez bonne pour remporter des titres de championne de Belgique. Cette compétition était considérée comme le championnat de Belgique des moins de 21 ans. Mais j’ai aussi retiré des satisfactions lors de certains événements. Je me souviens d’un tournoi international des jeunes à Westende qui se disputait alors qu’un vent important soufflait. Je suis parvenue à battre une joueuse bien mieux classée que moi car j’ai maîtrisé les éléments.”
Vous voyagez encore beaucoup sur des tournois à l’étranger, pourquoi ?
“Ce qui me pousse à voyager, c’est la compétition ; j’aime les matchs. Jouer des rencontres amicales au club, ce n’est pas ma tasse de thé. Pour trouver des catégories qui correspondent à mon âge, je dois me rendre à l’étranger. En Belgique, je suis souvent la seule inscrite au-dessus des 55 ans. Et puis, il y a le tourisme aussi. Je suis allée jouer un tournoi à Saint-Pétersbourg, par exemple, après la chute du rideau de fer. Dans le tarif de l’inscription au tournoi étaient compris un tour de la ville, mais aussi une visite de l’Ermitage. J’y ai vu une peinture qui était la reproduction d’une peinture qui est dans le cabinet du Bourgmestre à Bruxelles.”
Avez-vous participé à des championnats d’Europe ou du monde ?
“Oui, quand c’est possible. Il y a deux ans ma partenaire n’a pas voulu partir en Turquie, car c’était trop près d’une zone de guerre. En 2023, nous avons joué à Majorque tout comme en 2021. Cette année-là, les pays lointains ne sont pas venus, car on sortait du Covid-19. On a été en finale du Championnat du monde par équipes.”
Avez-vous beaucoup de titres de championne de Belgique ?
“Pas beaucoup. Quand j’étais jeune il y avait de très bonnes joueuses et mes parents voulaient absolument que je mette l’accent sur mes études. Si je ne réussissais pas à l’école, je ne pouvais pas jouer au tennis. Après j’ai eu les enfants et je suis restée B-4/6 pendant vingt ans. Ce n’était plus possible d’être championne de Belgique. En 2023, j’ai été championne de Belgique en plus de 70 ans et en mixte plus de 65 ans. Cela me rappelle une anecdote. J’ai eu un accident de voiture extrêmement grave le 28 octobre 2000, avec au final deux vertèbres cervicales cassées. Je suis restée avec une minerve pendant 16 mois. Après cela, j’ai remporté un championnat de Belgique chez les vétérans. En dix ans, j’ai remporté six fois le mixte avec quatre partenaires différents. Je me débrouille bien au filet.”
Dans ma famille, les femmes ne meurent pas avant 99 ans, j'ai toute la vie devant moi.
Avez-vous connu d’autres blessures graves ?
“J’ai eu une déchirure du tendon d’Achille. Je suis restée sur le flanc pendant six mois. Après l’opération, j’avais l’impression d’avoir un pied en bois. Avec mes deux cervicales soudées, je ne sais plus tourner la tête complètement. À droite, je sais tourner à 17 % de la normale et à gauche, 34 %. Parfois en revers, je dois taper la balle sans la voir. Je dois évaluer l’endroit où elle se situe.”
Affrontez-vous encore contre des joueuses plus jeunes ?
“Oui. L’an dernier à Séville, j’ai dû jouer dans les moins de 55 ans. Vingt ans en moins que moi, c’est énorme. Quand je joue en Belgique dans des tournois en Dames 3 ou en Dames 4, je peux défier des joueuses qui ont l’âge de mes petits-enfants. J’imagine qu’elles doivent se dire qu’elles vont me dévorer quand j’arrive sur le court. Mais cela fonctionne dans les deux sens. Je me souviens à l’époque d’un tournoi à l’Orée. Je vois arriver une petite fille, je pensais gagner. J’ai perdu 6-0, 6-0. C'était Sandra Wasserman, qui plus tard a joué des Grands Chelems.”
Que serait votre vie sans le tennis ?
“Certainement que je travaillerais encore plus comme guide à la Ville de Bruxelles. J’aurais plus de loisirs. Mais je n’arrive pas à imaginer ma vie sans tennis. Dans ma famille, les femmes ne meurent pas avant 99 ans, j’ai donc encore toute la vie devant moi. Je vais jouer tant que mon corps me le permettra. Avant chaque match, je m’échauffe bien.”