Jacky Ickx: "Le public demeure l’unique décisionnaire" en course automobile
Lauréat de prestige du deuxième Monaco World Sports Legends Award, Jacky Ickx s’interroge longuement sur la raison d’être de la course automobile et invite les fans de sports mécaniques à faire davantage entendre leurs voix.
- Publié le 15-09-2018 à 08h30
- Mis à jour le 15-09-2018 à 11h52
Lauréat de prestige du deuxième Monaco World Sports Legends Award, Jacky Ickx s’interroge longuement sur la raison d’être de la course automobile et invite les fans de sports mécaniques à faire davantage entendre leurs voix. En près de 30 ans de carrière, il a presque tout vu. Tout vécu. De l’époque ô combien meurtrière des gladiateurs de la Formule 1 à celle, à peine moins périlleuse, du Dakar au début des années 90, Jacky Ickx a traversé trois décennies dans la peau d’un pilote de course, accumulant les succès comme beaucoup d’autres ont enchaîné les désillusions.
Modèle d’éclectisme et de polyvalence, le Belge a toujours su affirmer sa différence en piste et en dehors. Farouche opposant aux grèves menées dans les années 70 par quelques-uns de ses pairs en F1, le double vice-champion du monde de la discipline a pourtant contribué à améliorer la sécurité en course automobile. Sa célèbre victoire en marchant lors de la mythique édition 1969 des 24 heures du Mans illustre d’ailleurs parfaitement la complexité d’un personnage à la fois attachant et déconcertant.
Tantôt réfractaire, tantôt partisan, "Monsieur Le Mans" a construit sa légende sur cette ambivalence, mêlant avec autant de malice que d’abnégation prouesses au volant et prises de position tranchées.
Impliqué aujourd’hui dans diverses actions humanitaires en Afrique aux côtés de son épouse d’origine burundaise Khadja Nin, le Bruxellois, âgé de 73 ans, continue malgré tout de suivre avec intérêt le devenir de son ancienne profession. Récompensé à l’occasion du deuxième Monaco World Sports Legends Award, "The Rain Master" se lance dans une profonde réflexion sur les fondements du sport automobile et pousse le public à donner son opinion.
Dans une interview accordée au site du journal Le Monde, vous avez déclaré un jour : "La course automobile est en voie de disparition." Êtes-vous à ce point pessimiste sur le sort de votre ancienne profession ?
"J’aimerais prétendre que tout est formidable, car la course automobile c’est ma vie. Pourquoi ai-je donc des réserves ? Les raisons sont multiples. En premier lieu, notre société change et l’industrie automobile n’échappe pas à ce constat. Les objectifs de la civilisation moderne, que ce soit en termes environnementaux, comportementaux ou même d’émissions sonores ne sont plus les mêmes qu’autrefois. La tolérance a également sérieusement chuté. Quand les choses insupportent les gens, elles sont aussitôt interdites. Il est plus facile aujourd’hui de dire non que de dire oui. Car répondre positivement à un projet qui sort des sentiers battus demande tout simplement plus de courage."
La société moderne serait-elle devenue réfractaire au danger et à la prise de risques ?
"Des questions se posent désormais, mais elles ont plus ou moins toujours existé. Quand les premières locomotives sont apparues, beaucoup de personnes les trouvaient trop rapides. Lors de l’arrivée des premières voitures, un ouvreur à pied muni de drapeaux était obligatoirement placé devant le véhicule en question. Le monde change. Je ne pense toutefois pas que la disparition de la course automobile soit pour demain ou même après-demain. La nature profondément craintive de l’homme fait que l’on se pose ce genre de questions. La base du sport automobile, c’est avant tout d’oser et d’inspirer les gens. L’homme doit pouvoir assumer certains risques afin de faire rêver les autres."
Craignez-vous que le sport automobile ne fasse plus rêver le public ?
"Je vais prendre exemple sur les navigateurs en solitaire, car je les trouve formidables. Ils ont battu un nombre effarant de records l’hiver dernier. Les marins sont une véritable source d’inspiration. Pour s’en convaincre, il suffit de voir le nombre de gens présents sur les jetées des Sables d’Olonne ou ailleurs. Ils étaient des centaines de milliers à venir les voir courir. On se rend alors compte de toute la sympathie qu’ils peuvent susciter aux yeux du public. Ils réalisent des choses vraiment extraordinaires. Réussir à couvrir le tour du monde en 45 jours en équipage ou en 49 jours en solitaire, c’est juste inouï !"
Certes, mais tous les marins ne sont pas capables de réaliser de telles prouesses...
"Cela ne constitue peut-être pas la norme, mais quelle que soit la performance réalisée et le bateau utilisé, catamaran, trimaran, cela inspire l’admiration. Les montagnards sont de la même veine. Le garçon (NdlR : Alex Honnold) qui a grimpé El Capitan à Yosemite Park sans sécurité en trois heures et cinquante-six minutes, on a simplement envie de lui tirer son chapeau. Vous imaginez, escalader près de mille mètres en moins de quatre heures. Chapeau ! Puis, on a tous ces hommes oiseaux qui volent en combinaison avec ou sans moteur. Bravo. Cela inspire, cela fait rêver et cela donne l’envie d’oser."
À vouloir obstinément tendre vers le risque zéro en sport automobile, n’était-on pas tout simplement en train de détruire l’âme et le sel de la course ?
(Longue réflexion) "Vous êtes la première personne qui me pose cette question, une question que je me suis moi-même posée depuis longtemps. La vraie réponse se trouve dans les mains du public. Il est, à mon avis, trop souvent oublié alors que c’est pourtant lui l’arbitre du spectacle. Ni le directeur de course ni les commissaires sportifs ne peuvent se targuer d’un tel pouvoir. Le public demeure l’unique décisionnaire. Si les gens se déplacent en nombre, cela signifie que le spectacle est bon et qu’il répond aux attentes émises par le public. En revanche, si peu de personnes viennent sur une course, alors le spectacle proposé en piste n’est pas de qualité. La vraie question que l’on doit se poser est celle-ci : qu’attendons-nous de la course automobile ? Et qu’est-ce qui fait son succès ?"
Quelle est votre opinion justement à ce sujet ?
"Je m’interroge. Est-ce les émotions ? Les voitures qui s’accrochent de temps en temps ? Le frisson qu’elle génère ? Ou est-ce encore la bataille entre plusieurs pilotes de très grand talent ? Est-ce enfin l’acceptation de certains risques ou de certaines formes de fatalité ? Dans notre société actuelle, on accepte de moins en moins la fatalité et on prône en revanche de plus en plus la responsabilité. Le risque zéro est-il acceptable dans un milieu comme la course ? Est-il compatible avec une clientèle passionnée de sport et de sensations fortes ? Seul le public peut répondre à ces questions. Je n’en sais rien. Le risque zéro n’est pas une utopie en sécurité routière. Mais la même recette est-elle pour autant applicable en sport automobile ? Si on veut le maintenir au sommet en termes de spectacle offert et de notoriété, je n’en suis pas convaincu."
Quand, à votre époque, le principe de responsabilisation s’appliquait, on préconise aujourd’hui la précaution à outrance en course automobile. En agissant de la sorte, ne prive-t-on pas les pilotes de leur droit d’oser et de toute l’excitation de leur métier ?
"Cette situation ne se vérifie heureusement pas dans toutes les disciplines. Un pilote de rallye reste un équilibriste, car il est capable de rouler dans n’importe quelles conditions. Il court sur des routes sèches puis de la glace, de l’eau, de la neige ou encore au bord de précipices. Les spéciales sont rarement plates sans compter qu’elles regorgent de pièges en tout genre à l’instar des piquets électriques, clôtures et autres murets qui bordent les routes. Le motocycliste est de caractère et de philosophie identiques. Il faudrait se montrer résolument indifférent pour ne pas trouver extraordinaire le spectacle que nous offrent tous ces garçons et ce quelle que soit la catégorie. La Moto GP constitue une réponse pour tous les passionnés de sports mécaniques, car les courses sont très spectaculaires. Les pilotes motos n’ont pas changé depuis la nuit des temps. Ils ont su conserver leur mode de pensée."
Les pilotes de Formule 1 ne peuvent hélas pas en dire autant …
"Non, car ils sont constamment confrontés à des interférences de la part de la direction de course ou des commissaires sportifs. Ces derniers suivent un certain nombre de règles qui conduisent le public à se poser ce type de questionnement dont nous débattons aujourd’hui."
Dans cette même interview publiée sur le site du journal Le Monde, vous vous êtes également fendu d’une autre déclaration pour le moins anticonformiste. Selon vous, "le droit de risquer sa vie est une liberté". Pourquoi la société actuelle bafoue-t-elle dans ce cas autant cette liberté et refuse-t-elle obstinément de voir un pilote mettre sa vie en péril en course?
"Le monde moderne ne parvient pas à concevoir une telle issue. Or en course automobile, cette possibilité existera toujours. Un pilote a choisi d’exercer ce métier, personne ne l’a forcé. Il est dès lors parfaitement conscient des risques encourus. On vit aujourd’hui au quotidien dans un carcan de règles et de lois qui obligent chaque individu à se fondre dans un moule. Ni la fatalité ni la mort ne sont considérées comme des éventualités. Cette société cherche à promouvoir la responsabilisation à outrance. C’est la vie actuelle qui veut ça. Dès qu’un événement imprévu se produit, il est automatiquement soumis à un ‘jugement’. Dans la vie de tous les jours comme sur un circuit, la mort et la fatalité ne sont plus jugées inéluctables."
Une récompense pour les sportifs d'exception
Lancé en 2016 dans le but de promouvoir les valeurs éthiques et morales du sport, le Monaco World Sports Legends Award a récompensé, cette année encore, plusieurs sportifs d’exception pour l’ensemble de leurs immenses carrières, mais aussi pour leurs facultés à inspirer les nouvelles générations.
Outre Jacky Ickx, Michael Doohan (moto), Josefa Idem (canoë-kayak), Michèle Mouton (rallye) et Armin Zöggeler (luge) se sont vu décerner un Oscar à l’occasion d’une cérémonie de remise des prix organisée dans le fastueux cadre de la Salle d’Or du Fairmont Monte-Carlo. Ils succèdent ainsi aux lauréats de la première édition parmi lesquels on retrouve Mika Häkkinen (F1), Giacomo Agostini (moto), Pernilla Wiberg (ski) mais aussi deux anciens sportifs belges, Tia Hellebaut (athlétisme) et Jean-Marie Pfaff (football).