Derrière l'annonce de Vladimir Poutine, un "message clair" adressé à l'Occident: faut-il s'inquiéter ?
Le président russe brigue un nouveau mandat à la tête du pays. L'annonce n'a surpris personne mais le contexte a fait réagir. Explications.
- Publié le 11-12-2023 à 20h41
"Il n'y a pas d'autre choix possible", a lancé Vladimir Poutine avant de confirmer qu'il serait candidat à sa succession en 2024. Le président russe n'a surpris personne avec cette annonce, ce vendredi 8 décembre. Aucun doute ne subsistait quant à sa volonté de briguer un nouveau mandat à la tête du pays. Mais le contexte dans lequel le maître du Kremlin a choisi d'officialiser sa candidature n'a pas manqué de susciter de vives interrogations. Pourquoi avoir opté pour une "discussion" avec un soldat ukrainien, originaire du Donbass récemment annexé par les Russes, plutôt qu'un discours ? Poutine voulait-il faire passer un message ? Laetitia Spetschinsky, spécialiste de la Russie (UCLouvain), tente de lever le voile sur cette mise en scène, loin d'être anodine.
Comment interpréter cette annonce de Vladimir Poutine, sous forme de confidence à un soldat ?
Je ne vois qu'une façon d'interpréter cette annonce réalisée dans un cadre militaire. C'est en ligne avec l'atmosphère du moment et avec le basculement de l'économie russe dans une économie de guerre. On est dans une symbolique militarisante. Cela place le prochain mandat de Poutine sous le signe de la défense au sens large.
Le président russe a choisi un soldat ukrainien des "nouvelles régions" comme principal interlocuteur lors de cette annonce. Faut-il y voir un message envoyé à l'Ukraine et à l'Occident ?
Oui, évidemment. Tout est message. La symbolique fait partie du contenu de l'annonce. Poutine veut peut-être montrer que l'Ukraine est la priorité numéro 1 pour la sécurité russe. Le moment choisi n'est pas anodin également puisqu'on est précisément dans la semaine où le soutien à l'Ukraine pourrait s'effriter du côté européen et américain. Tandis que le président russe se positionne sur un message de continuité extrêmement clair.
Certains craignent suite à cette annonce de voir les Russes ne pas s'arrêter à l'Ukraine et viser les Etats baltes. Partagez-vous cette inquiétude ?
Pas du tout. Le rapport de la Russie à l'Ukraine, avec une quasi négation de l'existence de l'Etat, n'a rien à voir avec le rapport de la Russie aux Pays baltes. Des hommes politiques russes ont déjà proféré des menaces à l'égard des pays baltes. Certains ont dit par exemple que la Lituanie n'existait pas vraiment et que d'ailleurs la Russie allait annuler la reconnaissance de son indépendance. On peut donc faire des parallèles avec l'Ukraine, mais la situation n'est pas comparable. Il n'y a pas de communauté de destin entre la Russie et les Etats baltes. Ce sont des territoires qui ont été occupés pendant la guerre, tandis que l'Ukraine est substantielle au destin russe. D'autant plus que les Etats baltes font partie de l'Otan, contrairement à l'Ukraine. Donc la tentation d’expansionnisme russe doit être comprise complètement différemment.
Mais la frilosité de l'Occident à clairement sanctionner la Russie après l'invasion en Ukraine ne conforte-t-elle pas Poutine dans l'idée qu'il ne doit pas craindre la réaction des alliés ? D'autant plus qu'il peut tout de même agiter le spectre de l'arme nucléaire face à l'Otan ?
La perspective d'une confrontation directe entre la Russie et l'Otan créerait une levée de boucliers tout à fait différente en Russie au sein des élites, des militaires de haut rang et de la population. Le peuple russe soutient l'idée de défendre son territoire contre le néonazisme. Mais de là à soutenir Poutine s'il s'attaque à l'Otan... Ce serait un autre paradigme. D'autre part, des troupes européennes et américaines sont stationnées du côté balte face à la Russie. Il y a du matériel militaire de l'Otan également. Ce n'est pas le cas en Ukraine. Si un de ces soldats venaient à mourir dans une attaque russe, on ne serait plus du tout dans une même configuration. Poutine ne s'est pas attaqué à l'Otan jusqu'à présent. C'est un signal assez clair: la Russie s'arrête là où elle sent qu'elle doit s'arrêter.
La thématique principale de la campagne sera la lutte contre l’influence occidentale, selon le politologue Alexeï Tchesnakov, ancien conseiller de M. Poutine, qui reste proche du Kremlin. Comment cela va-t-il se refléter dans les actes du président russe ?
Cela va se refléter par une intensification de la répression intérieure, avec une augmentation exponentielle du nombre de prisonniers politiques. Avec ce qui sera, je l'espère, son dernier mandat - vu son âge mais rien n'est jamais impossible -, Poutine aura les coudées franches pour cadenasser et prévenir toute forme de protestation intérieure. On est passé il y a dix ans d'une démocratie souveraine vers un autoritarisme qui va tendre vers une forme de totalitarisme. Cette répression est faite au nom de la préservation de l'identité russe, de la souveraineté russe. Ca se voit aussi au niveau de l'internet. En Russie, on bloque sur la Toile toute forme d'interférences extérieures. Par contre, dans l'autre sens, ça ne marche pas de la même manière... Les ingérences russes en Occident vont probablement augmenter avec l'année électorale en Europe et aux Etats-Unis. On va assister à une promotion très active du narratif russe sur nos réseaux sociaux. Enfin, on peut s'attendre à une prise de contrôle de davantage d'actifs occidentaux. Certaines sociétés occidentales qui sont encore implémentées en Russie peuvent facilement basculer sous contrôle russe, comme on l'a vu avec Danone.
Aura-t-il des opposants dans sa course à sa réélection ?
L'institut de sondage de référence fait état d'un taux de soutien de 76,5%. Il faudra voir en mars ce que vont donner les résultats du scrutin mais il n'est pas exclu que le président russe obtienne un soutien rigoureusement égal, voire supérieur. Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, l'historien Sergueï Tchernychev a estimé que le peuple russe vivait peut-être le meilleur moment de sa vie. Il explique que tout ce que nous pensons que les Russes ont à perdre de la confrontation avec l'Occident relève vraiment de notre façon de voir les choses, mais ne représente pas celle des Russes. Ces citoyens, en dehors de Moscou et de Saint-Petersbourg, n'ont rien à perdre puisqu'ils ne voyagent pas et ne font pas des affaires avec les Européens. Ces choses-là concernent une petit minorité d'élite urbaine. Le Russe moyen n'a rien perdu avec cette guerre. Au contraire, puisque dans chaque village la personne revenue du front est bardée de décorations et de richesses, auxquelles elle n'aurait pas pu prétendre en temps normal. Le citoyen lambda a donc tout à gagner d'un Poutine et tout à craindre d'un autre candidat, de ce point de vue.
N'est-ce pas étonnant quand même que le président russe place l'Ukraine au premier plan lors de l'annonce de sa candidature alors que la Russie connait des moments difficiles sur le front ?
Il s'inscrit dans la durée. Il montre que la Russie n'est pas pressée, que sa cause est juste et qu'elle prendra le temps d'atteindre cet objectif céleste. On ne sait d'ailleurs toujours pas quel est cet objectif. La démilitarisation, la dénazification de l'Ukraine... ? Il n'est absolument pas défini. Mais, à nos yeux, il n'y a vraiment pas de quoi pavaner par rapport à ce qu'il se passe en Ukraine. Il n'y a pas de victoire. C'est la honte pour la Russie qui est embourbée dans une guerre lamentable, alors qu'elle a une des armées les plus puissantes du monde. C'est simplement le "wording" du côté russe qui est différent. Ils veulent paraître mesurés et attendre que le fruit soit mûr pour contraster avec l'Occident qui s'acharne pour défendre une Ukraine indéfendable. C'est une attitude très flegmatique de la part des Russes.
Poutine va-t-il tenter d'obtenir des victoires sur le champ de bataille avant le scrutin de mars 2024 ?
Il n'a pas besoin de grappiller de victoires tant que les Ukrainiens subissent suffisamment de défaites. Cela suffit à démontrer la validité du combat russe. Il y a deux types d'échecs ukrainiens dont les Russes peuvent se targuer, même s'ils n'en sont pas vraiment responsables. Tout d'abord, les Ukrainiens ne réussissent pas à avancer. Le statu quo est plutôt bénéfique à la Russie. Ensuite, il y a une impossibilité à mobiliser des fonds supplémentaires du côté européen ou américain. Cela donne un air de défaite à Zelensky qui suffit en clair obscur à faire valoir une forme de victoire russe.