Interné, Abdelilah aurait préféré aller en prison : “Ils nous bourrent de médocs qui vous transforment en légumes”
Les juges l’ont interné, Abdelilah aurait préféré mille fois aller en prison.
- Publié le 19-04-2024 à 11h29
Quand on lui demande ce qui lui manque le plus, Abdelilah répond dans l'ordre : l'estime de soi, la bienveillance des gens qui vous entourent, et la perspective d'un avenir où il redeviendrait un être humain au sein de la société. "Quand les juges vous condamnent à de la prison, vous savez qu'il y a un début et une fin : vous savez quand vous sortirez. Quand vous êtes interné, vous ne savez pas quand vous sortirez. Même après des années, vous ne savez pas. Il est impossible, comme ça, de construire un projet. Devoir vivre sans plan d'avenir devient vite insupportable".
Abdelilah se trouve depuis 2012 dans un établissement psychiatrique sécurisé, en Wallonie. En 2012, il était détenu déjà depuis deux ans quand la justice décidait de l’interner. Il n’y aurait pas de procès. Il n’irait pas en prison. Il passait sous le régime de la défense sociale.
Deux femmes l’accusaient, l’une d’avoir proféré des menaces, l’autre de viol. La première, son épouse dont il était séparé, l’aurait mal compris un soir qu’il demandait à parler aux enfants et qu’elle refusait. Il aurait dit qu’elle était en train de "tuer" sa relation de père. Elle aurait compris, elle, qu’il menaçait de "tuer" les enfants, ce qui n’était pas le cas.
L’autre femme, qu’il connaissait, voulait se débarrasser de lui. Elle voulait coucher avec un autre. Elle avait bu. L’accuser de viol serait le moyen qu’elle aurait trouvé.
Voilà. Ce sont ses explications. Toujours est-il que le 5 mai 2010, Abdelilah était privé de liberté. Il provient de Farciennes mais comme l’affaire se passait à La Panne, il était conduit chez un juge de Furnes qui aurait refusé de l’entendre en français.
Doutant de la traduction qui était faite, Abdelilah refusait de signer le PV d’audition. Le juge désignait un psychiatre. Ce dernier estimait qu’Abdelilah présentait des troubles mentaux.
En fin de procédure qui dura deux ans, la justice décidait l'internement. Abdelilah était conduit dans un centre psychiatrique sécurisé. Là où, dit-il, "la société rassemble ceux qu'on bourre de médocs pour en faire des légumes".
Sa vie depuis douze ans
Des oubliés ! Pendant le Covid, trois ans sans visite. La dernière, celle de ses enfants, "remonte à l'an passé." De la violence. L'avant-veille, quelqu'un lui avait cassé le nez. La semaine précédente, un autre avait agressé une assistante sociale. Celui-là, la direction l'avait envoyé "en recadrage".
Et pourtant, relate Abdelilah, "mon pavillon est plutôt calme". Ils y sont à vingt-huit. Voici l'horaire. Ouverture des chambres à 7 h 30. Petit-déjeuner à 8 h, au réfectoire. Matinée en chambre : Abdelilah écoute habituellement France Culture et regarde des chaînes culturelles, comme Arte afin, dit-il, de rester en prise sur l'extérieur. Appels à 11 h et 15 h. L'après-midi, ils rejoignent les ateliers, la salle de jeux (billard,…) ou la salle de sport et de musculation. Ils ont droit à une sortie accompagnée par mois, d'une durée de quelques heures. Dans la pratique, elles ont plutôt lieu tous les deux mois. Du personnel infirmier ou éducateur accompagne. "On prend l'air. On va manger un bout. Ceux qui ont les moyens en profitent pour faire les courses et ramener ce qu'on ne trouve pas à la cantine."
"Loques humaines"
Ce qu'Abdelilah réclame, c'est la mise en œuvre concrète d'un véritable projet de réinsertion. "Moi qui suis ici depuis 12 ans, je ne vois pas qu'ils travaillent à nous réinsérer. Les psychiatres se découragent. Beaucoup partent au bout de quelque temps. On ne trouve pas à les remplacer. De sorte qu'il n'y a pas de suivi. Les psys nous voient à la va-vite. Les consultations durent rarement dix minutes et l'entretien porte sur les médicaments, les dosages. Ils nous bourrent de Clopixol, de Haldol, de Valium, de Abifly qui vous réduisent à des pantins, des loques humaines".
Abdelilah raconte la promiscuité. Il décrit l’état physique de beaucoup, les surdoses, les pertes de l’audition et d’acuité visuelle, les crises cardiaques provoquées selon lui par la nourriture, le manque d’exercice, les médicaments.
En principe, l'interné comparait chaque année devant le TAP. "On connaît le résultat à l'avance. Il est plus facile de prolonger d'un an que de prendre la responsabilité de mettre fin à l'internement. Ils ont une formule : "Potentiellement dangereux", et c'est reparti jusqu'à l'année suivante ".
Trente-deux euros
Aujourd'hui, l'espoir ne fait plus partie de son vocabulaire. "Avec un avocat combatif, je m'en serais sorti. Mais pour un avocat combatif, il fallait de l'argent".
De l'argent ? Il reste 32 euros sur son compte. Abdelilah a pourtant travaillé en atelier, "du travail répétitif payé 11 euros par mois". Se privant de cantine, il avait mis 3 000 euros de côté qu'il a versés aux enfants, pour leurs études.
Le CPAS vient d'accepter de lui verser 50 euros d'argent de poche par mois. "Imaginons que le TAP autorise que je sorte, je fais quoi, avec 32 euros ? Tout le monde en Belgique a droit à un minimum. Tout le monde sauf nous, les internés".
Abdelilah a 55 ans. Répétons qu'il est là depuis 2012. Condamné à un emprisonnement, "je serais dehors depuis des années. L'internement n'est pas un cadeau. Tel qu'il est pratiqué en Belgique, avec les manques de moyens et la solution facile de donner des médicaments qui abrutissent, c'est même la pire des choses".