François D'Haene: "Ce que j’aime avant tout, c’est la montagne"
- Publié le 13-03-2018 à 17h08
- Mis à jour le 06-09-2018 à 13h16
Perché sur le toit de son chalet, François D’Haene, une pelle à la main, tente de dégager l’épaisse couche de neige rendue lourde par les abondantes chutes de pluie.
La météo est digne d’un automne bruxellois mais nous sommes bel et bien en plein cœur du mois de janvier, à Arèches-Beaufort, commune montagnarde de Savoie où la nouvelle star du trail mondial a élu domicile depuis peu. Mais à l’exception d’un discret autocollant posé sur le flanc de sa voiture, rien ne laisse imaginer que nous nous trouvons face au domicile du meilleur ultra traileur mondial actuel, une discipline qui connaît un essor sans précédent à travers le monde en conjuguant avec succès nature, dénivelé et dépassement de soi sur de longues distances.
Après un grand signe pour nous faire comprendre que nous sommes bien face à la bonne adresse, l’accueil est à l’image du caractère du triple vainqueur de l’Ultra Trail du Mont-Blanc (UTMB) : chaleureux, sincère et simple.
L’année 2017 remplie de succès n’a pas changé cet homme aux multiples facettes qui, dans une première vie, fut kinésithérapeute et partage aujourd’hui son temps entre le trail, sa famille et son activité de vigneron à Saint-Julien (Rhône), où il produit environ 15.000 bouteilles chaque année. Un petit coin de Beaujolais que le Français de 32 ans a aujourd’hui déserté pour prendre de la hauteur en s’installant à Arèches-Beaufort, haut lieu de la pratique du ski de randonnée que bon nombre de traileurs pratiquent avec bonheur tout l’hiver durant.
"C’est le premier hiver qu’on passe ici", indique le papa de deux jeunes enfants. "Je venais régulièrement m’entraîner ici et nous cherchions à nous installer dans la région. Depuis le printemps 2017, on a franchi le cap et acheté ce chalet. J’ai toujours rêvé de me réveiller le matin et de voir la neige. Ici, je peux partir skis aux pieds. Ça change du passé où je devais régulièrement faire de longs trajets pour venir m’entraîner. L’idée était de pouvoir venir passer quatre mois ici l’hiver, période où on a moins d’activités liées à la vigne, le vin et les ventes, et de me rapprocher de mes centres d’intérêts…"
À l’intérieur, par contre, difficile de cacher que le trail n’occupe pas un point central dans la vie de la famille D’Haene. À l’entrée, une carpette avec l’inscription Salomon donne directement le ton. Une marque qui habille de la tête au pied ce traileur qui se démarque aussi par sa taille (1m92).
Plus loin sont accrochées les célèbres cloches offertes aux premiers classés d’un UTMB qu’il a déjà remporté à trois reprises mais qui ne figurera pas cette année à son tableau de chasse.
Des souvenirs plus que des trophées cependant, tant l’homme n’est pas de nature à se mettre en avant, comme nous avons pu le découvrir lors d’un entretien de près de deux heures au coin du feu.
François D’Haene, il y a plus d’un mètre de neige dehors en cette saison. Impossible de courir mais vous avez pourtant choisi de vous poser ici en achetant un chalet dans le Beaufortain…
"Ne pas pouvoir courir n’est pas un problème. Au contraire, c’est ce que je suis venu chercher ici. Car l’hiver, quand je suis chez moi, je ne cours pas ou presque jamais. Je ne fais pratiquement que du ski, soit de fond soit de randonnée. Physiquement, ça permet de développer autre chose tout en gardant de l’endurance. Et puis ça me repose, tant au niveau mental que des articulations. Après, je suis souvent amené à voyager, et l’un ou l’autre run est toujours programmé là où je vais. Mais l’hiver, j’essaye vraiment de faire une longue coupure. Non pas en faisant moins de sport mais en en faisant de façon différente."
Vous avez autant de plaisir à faire du ski de randonnée ou du ski de fond qu’à gravir les sommets et découvrir la montagne en courant ?
"Oui, car ce que j’aime avant tout, c’est être en montagne, dans les Alpes. J’aime aussi la sensation de la glisse. Du coup, c’est un parfait compromis. L’été, je cours, l’hiver, je skie. Du moment que je peux être en contact avec la montagne. Évidemment, aujourd’hui, il serait possible de faire autrement. Il y a des courses toute l’année à travers le monde. Mais mon corps pourrait-il suivre ? Et puis, je n’ai pas forcément envie de tenter de répondre à cette question car ça fait dix ans que je m’amuse de la sorte. Autant ne pas prendre de risques et vivre avec les saisons. Courir d’avril à fin novembre, c’est déjà bien comme ça."
Souvent, dans la bouche des coureurs qui composent les pelotons, on entend que le plaisir est l’un des moteurs principaux de leur pratique. Vous dominez la planète trail mais cette notion de plaisir semble également indissociable de votre activité…
"C’est clair. J’aime bien m’amuser quand je vais m’entraîner. Que ce soit quand je vais courir ou skier, il faut que ça m’amuse. Bien sûr, il peut arriver, comme lorsque la météo n’est pas de la partie comme aujourd’hui (rires), que la motivation soit moindre. Mais une fois dehors, tu es content d’être là. Après, je ne suis pas convaincu que chacun, dans la course à pied d’aujourd’hui, ne sorte que quand il en a l’envie…"
Ah bon ?
"Chacun a ses motivations qui lui sont propres. Pour certains, c’est le plaisir. Pour d’autre, c’est avant tout un passe-temps et l’occasion de sortir. Mais ça peut aussi être l’envie de progresser, de voir évoluer son corps ou encore de pouvoir analyser ses performances. Courir, dans ces cas-là, peut être perçu comme une obligation et non juste un plaisir. Après, ça dépend de chacun…"
Malgré votre statut, il n’y a jamais ce sentiment chez vous d’être obligé de devoir se farcir un entraînement ?
"Non. Et si je n’en ai pas l’envie ou pas le temps, je passe mon tour. J’ai passé ce temps où je pouvais culpabiliser si une journée se déroulait sans que je ne sorte. Vous savez, j’ai fait pas mal d’athlétisme plus jeune, où il fallait s’entraîner avec des objectifs de chrono bien déterminés et accumuler les tours. J’en ai bavé de toujours devoir calculer. Ici, l’approche est totalement différente. Sur l’ultra trail, le chrono ne veut plus forcément dire grand-chose. Il y a tellement de paramètres qui rentrent en jeu sur ces distances…"
Pour continuer à prendre du plaisir, il vous faut donc toujours découvrir de nouveaux coins, de nouvelles traces et vous fixer de nouveaux défis ?
"Oui, mais j’aime à partager tout ce vécu aussi. Contrairement à ce que certains pourraient croire, je ne m’entraîne pas toujours avec l’élite mondiale ou des top athlètes. S’il avait fait beau aujourd’hui, je vous aurais emmené avec plaisir faire du ski rando là où j’ai fait une sortie magnifique la semaine passée. Après, même en restant sur les mêmes lieux, je redécouvre toujours. La montagne vit et la station n’est jamais la même selon les conditions. Mais c’est clair que je n’ai pas un circuit que j’effectue comme une routine. (rires) Je déteste ça. Quand je pars, je sais vers où je vais mais je ne sais pas nécessairement ce que je vais faire…"
Mais courir pourrait vous suffire ou vous avez besoin absolument de vivre d’autres passions et émotions dans votre vie, comme celles que vous procure votre activité de vigneron avec votre épouse dans le Beaujolais ?
"Dire que je m’embêterais à ne faire que ça, je ne l’affirmerais pas. Mais avoir une vie en dehors de l’ultra trail me permet de relativiser ce que je fais. Aujourd’hui, la part du trail et du running est très importante dans ma vie, dans celle de notre famille. Mais si je n’avais que ça, sans doute aurais-je trop de pression. Être dans l’obligation de répondre présent, partout où je vais et tout au long de la saison, je ne sais pas si je pourrais endosser cette responsabilité, ni si j’en aurais l’envie d’ailleurs. Ici, mon approche est tout autre. Quand j’ai été sur l’UTMB en 2017, je suis arrivé sans pression, en sachant que j’avais déjà gagné deux fois et que si je pouvais triompher à nouveau, ce serait merveilleux. Et si je ne gagnais pas, ce n’était pas grave, car à côté j’ai les vendanges et ma famille. Toute ma vie ne tourne pas autour de l’ ultra . Bien sûr, ce serait pénible d’être contraint à l’arrêt durant trois mois car c’est ce que j’aime faire par-dessus tout. Mais j’en survivrais."
Vous avez pris une autre dimension ces derniers mois, notamment après votre succès à l’UTMB 2017 qui fut l’ultra le plus relevé de l’histoire et aussi parce que la discipline connaît un grand essor populaire. Quand on aime la solitude de la montagne, cette popularité n’est pas un aspect des choses dont on se passerait volontiers ?
"C’est clair que depuis 3-4 ans, ça monte en puissance et que, en 2017, ça a encore pris une autre dimension. On me regarde différemment et les sollicitations sont plus nombreuses. Mais j’ai désormais quelqu’un pour m’assister au niveau de la communication, avec une vraie réflexion. Après, il ne faut pas être hypocrite, cela fait partie du jeu. Tu ne peux pas demander à avoir des partenaires et ne pas souhaiter être visible. Il faut juste savoir faire la part des choses."
Vos défis, comme le record de la traversée du GR 20 en 2015 ou celui, très médiatisé en 2017, du John Mur Trail (NdlR : tracé de 359 kilomètres au travers d’un massif montagneux au Sierra Nevada) sont une manière pour vous de sortir du cadre classique des plus grandes courses, devenues aussi très populaires par la force des choses ?
"Je ne veux pas être différent pour le simple fait de l’être. J’ai toujours fait des défis de ce genre, sans forcément les médiatiser. En 2014, après avoir fait les trois courses de l’Ultra Trail World Tour, je me suis rendu compte que je n’avais plus le temps de faire, à côté des grandes épreuves, ce que j’aimais avec mes amis ou ma famille. C’est là que je me suis réellement dit que j’allais tenter de mener chaque année un projet qui me motive et qui me permette d’aller à l’aventure avec mes potes, en dehors de ce que je peux faire sur des courses. Attention, j’aime bien la compétition mais je ne veux pas me réduire à cela. J’ai la chance de pouvoir me lancer sur des défis comme ceux-là, alors autant en profiter."
Après le John Mur Trail de 2017, vous avez déjà un autre projet de ce type en tête ?
"Je n’en ai pas un de cette dimension à l’agenda. Mais des défis comme ça, j’en referai, c’est sûr. Il y a une notion d’équipe dans ces aventures que j’affectionne particulièrement. J’ai d’ailleurs un petit cahier où je note les idées qui me passent à travers l’esprit. Mais je n’ai encore rien de précis. En 2018, je pense à accompagner mes amis sur un 100 miles en France, distance qu’ils n’ont jamais faite. Ils m’ont beaucoup aidé, à tous niveaux, sur mon défi aux États-Unis. Ce serait ici l’occasion de leur partager mon expérience et de montrer au public comment il est possible de mener à bien une telle distance, en expliquant comment on s’entraîne, comment on prépare le matériel ou comment on lit la carte. Ce sont des choses que les gens, je pense, ont envie de découvrir et que, de façon plus égoïste, je prendrai beaucoup de plaisir à réaliser et à partager."
"Kilian Jornet ? Nous n’avons pas les mêmes vies"
Qui dit François D’Haene dit Kilian Jornet. L’Espagnol est l’autre grande star de la planète ultra, avec un nom qui résonne même avec une certaine familiarité aux oreilles de ceux qui sont à mille lieues de cette discipline. Leur opposition sur l’UTMB 2017 avait d’ailleurs attiré tous les regards.
Dans les faits, les deux hommes, s’ils partagent le même main sponsor, mènent deux vies diamétralement opposées. Là où le Français aime à partager ses passions avec les gens, l’ultraterreste espagnol évite tant que possible les sollicitations, vivant avec sa compagne, la traileuse suédoise Emelie Forsberg, en Norvège, bien loin de l’agitation de Chamonix.
"Pour tout dire, on ne se voit pas beaucoup. Quatre ou cinq fois par an, tout au plus", indique François D’Haene. "Nous n’avons pas du tout les mêmes vies, ni le même rapport au sport. Il est concentré à 100 % sur sa passion, là où j’ai deux enfants et d’autres envies. Mais c’est quelqu’un que, comme beaucoup, j’apprécie et qui est très agréable à fréquenter. Quand on se voit, c’est toujours un plaisir de partager un moment de sport ensemble."
Car la concurrence, sur un ultra trail, n’est pas toujours là où on l’imagine. "Ce n’est pas toujours au sein du Top 20 qu’on joue le plus des coudes", rigole François D’Haene. "Au contraire, on a parfois l’impression que les rapports sont moins amicaux à l’arrière du peloton et que chaque seconde y devient capitale."
"Le trail, c’est d’abord du plaisir avant d’être de la compétition"
Le trail connaît à travers le monde un énorme engouement populaire. François D’Haene, perché tout en haut de la pyramide mondiale, n’en est que peu étonné, même si l’intérêt était tout autre au moment où il a choisi cette voie. "Finalement, ce n’est que logique. C’est une discipline simple, accessible, tournée vers la nature et ses propres sensations. On peut aussi la pratiquer n’importe où et n’importe quand. C’est fabuleux que beaucoup de passionnés souhaitent vivre cela ou que des sédentaires choisissent de s’y mettre. Après tout, les sentiers sont à tout le monde !"
Certains aspects de ce succès populaire dérangent cependant le champion français. Et, en tant qu’ambassadeur, il n’hésite pas à le faire savoir afin que sa discipline ne s’éloigne pas de ses valeurs originelles. "Le trail, ce n’est pas que la compétition, la mesure de la performance. Je trouve ça dommage que certains en viennent à réduire la discipline à cela. La compétition peut être un aboutissement, une fête mais la performance ne doit pas être l’unique moteur. Pour moi, le trail est bien plus que cela. C’est avant tout une manière d’être dehors et de découvrir ou de partager de nouveaux itinéraires. Et donc aussi de m’amuser avec des amis, et pas nécessairement avec des top athlètes. Si un jour, j’arrive à emmener au bout de l’UTMB un pote qui n’a jamais fait d’ultra, peut-être serais-je aussi content que de l’avoir gagné. Il y a une part d’aventure très importante dans mon rapport au trail, qu’on ne retrouve pas nécessairement en compétition, où le coureur est dans une approche beaucoup plus confortable."
Ce qui fait dire à François D’Haene, lorsque nous lui demandons s’il a un conseil à partager à tous ces coureurs, Belges ou étrangers, qui courent sur ses traces, que l’essentiel est de savoir pourquoi on court. "Quand on arrive à répondre à cette question-là, c’est qu’on est heureux d’être là et qu’on est au bon endroit."
"Une méthode François D’Haene ? Le ressenti !"
Les coureurs, même amateurs, à suivre un entraînement planifié et à le respecter à la pulsation près tout au long de l’année sont de plus en plus nombreux. On pourrait logiquement penser qu’il en va de même pour celui qui domine la planète ultra trail. C’est faire fausse route. "Ma méthode ? Je me connais bien, je fonctionne au ressenti." Tout simplement ! Ce qui ne veut pas dire que celui qui a fait de la Diagonale des Fous un de ses principaux objectifs de l’année 2018 fait n’importe quoi. "Je sais comment mon corps récupère ou fonctionne. Il y a bien une planification, mais sur du très long terme, en fonction de mes gros objectifs. Je sais que la semaine qui suit une compétition, j’aurai plus de temps pour me consacrer à la vigne ou à des sollicitations et que, inversement, j’aurai des journées d’entraînement bien chargées dans la période qui précède un grand rendez-vous."
Quant à la routine, le vigneron ne connaît pas. Ou du moins il l’évite tant que possible. "Il n’y a pas un jour déterminé où je m’entraîne et un autre où je me repose. J’essaye que chaque jour, chaque mois et chaque saison puissent être différentes. Si je ne ressens pas l’envie de sortir, je passe mon tour. Si je suis en vacances avec les petits, je peux couper cinq jours ou me contenter de quelques footings tranquilles. J’aime être libre dans ma façon de m’entraîner, en ayant juste à l’esprit la volonté d’avoir le bon dosage et le bon travail par rapport à la période ou l’objectif à préparer. C’est pour ça aussi que je sors le plus souvent seul. Cela me donne de la flexibilité et me permet de combiner avec mes autres activités."
"L’UTMB ? Pas tous les ans"
En 2018, vous ne verrez pas François D’Haene sur l’UTMB. Bien que le rendez-vous soit - de loin - le plus prisé et médiatisé de l’univers trail, son triple vainqueur n’imagine pas se retrouver sur la ligne de départ à Chamonix chaque année. Comme sur celui du Grand Raid de la Réunion non plus d’ailleurs.
"Pour les marques, dont Salomon, l’UTMB est incontournable. Ce qui se passe sur Annecy, Chamonix ou dans les Alpes en général, c’est incomparable à ce qui peut se dérouler partout ailleurs dans le monde. Au niveau retentissement, il n’y a pas de concurrence, quand bien même le Grand Raid, à la Réunion, est une superbe course, très chaleureuse et dont le nom résonne aux oreilles de beaucoup de monde. Mais ce n’est pas pour ça que je vais m’aligner chaque année à l’UTMB. Si, chaque année, tu dois reproduire la même préparation, tu te grilles en quelques saisons. En 2018, je ferai autre chose donc, et sans doute l’année d’après aussi. Et je retournerai probablement sur l’UTMB en 2020. Qu’on se rassure, je ne compte pas m’arrêter tout de suite…"