Le service à la cuillère: pure provocation, coup "rock&roll" ou science tactique?
Décrié par certains, adulé par d'autres et hué ou applaudi par le grand public: le service à la cuillère traîne une drôle de réputation, entre excentricité et tentative désespérée.
- Publié le 27-03-2019 à 20h07
- Mis à jour le 28-03-2019 à 19h17
Décrié par certains, adulé par d'autres et hué ou applaudi par le grand public: le service à la cuillère traîne une drôle de réputation, entre excentricité et tentative désespérée.
Remis au goût du jour dernièrement par Nick Kyrgios (voir plus bas), le plus fantasque des membres de la planète tennis, le service "par le bas" a connu son heure de gloire, voilà déjà bientôt 30 ans. Car à tout jamais, il porte l'empreinte d'un certain Michael Chang. Alors âgé de 17 ans, le gamin du New Jersey a le culot de signer ce service resté dans la légende, en huitième de l'édition 89 de Roland Garros, face au n°1 mondial Ivan Lendl. "Je n'arrivais plus à faire passer mon premier service, j'ai donc tenté un service à la cuillère, en me disant: 'On verra si j'arrive à gratter un point'", soulignait-il à CNN en 2012 . Doux euphémisme que d'affirmer que la stratégie fut payante: il remportait le point, puis le match avant de s'offrir le tournoi quelques jours plus tard, qui restera le seul Grand Chelem de sa carrière.
Le cas Hingis, ou l'énergie du désespoir
Autre scène culte sur l'ocre parisien: cette finale au scénario hollywoodien entre la légende Steffi Graf et la nouvelle étoile Martine Hingis en 1999.
Après avoir dominé les débats, la Suissesse de 18 ans perd ses moyens à la suite d'une contestation arbitrale qui passe très mal auprès du public du Central. Alors, tout s'écroule sous les pieds de la n°1 mondiale, aussi douée qu'au paraître arrogant. Contre l'Allemande qui dispute là son ultime tournoi du Grand Chelem, elle sauve une balle de match avec l'énergie du désespoir. Totalement perdue sur ce court et face à cette foule hostile, Hingis dépose un service cuillère parfaitement exécuté qui pousse Graf au filet. Et le passing qui suit accentue encore la grogne de ce Chatrier plein comme un œuf.
Pour McEnroe, la jeune femme "fait ce qu'elle peut pour déstabiliser Graf". Mais cette audace ne suffira pas, Steffi lève son 22e Majeur alors que c'est une Hingis en pleurs et soutenue par sa mère qui viendra récolter son trophée de finaliste...
Une séquence à découvrir à 3'40'' de la vidéo ci-dessous
Entre manque de respect...
A côté de cette inspiration "changienne" qui fait figure d'exception, pour de nombreux observateurs et pratiquants, ce coup "rock&roll" ne remporte pas les suffrages d'adhésion. L'initiative de pareille mise en jeu peut s'apparenter à un geste antisportif. Sport de gentlemen auquel se rattachent des codes implicites à respecter, le tennis préserve une image léchée où les dissonances techniques sont souvent clouées au pilori.
En prime, le service à la cuillère s'avère une entreprise taxée d'irrespectueuse. Et pourtant, la démarche de servir comme un gamin de 10 ans ne constitue en rien un geste proscrit par le règlement. Il suffit de jeter un œil sur ce qu'en dit l'ITF (Fédération internationale de Tennis): "le serveur doit lancer la balle en l'air avec la main dans n'importe quelle direction et la frapper avec sa raquette avant qu'elle touche le sol."
... et véritable moment de honte
Bref, rien d'illégal à pointer dans ce coup bas, qui pourtant peut se révéler "techniquement assez complexe à réaliser correctement", comme l'affirmait le Français Pierre-Hugues Herbert à nos confrères de L'Equipe. "Il faut déposer la balle juste derrière le filet, et avec un effet, c'est loin d'être évident". Mal exécuté, l'idée folle peut se transformer en camouflet particulièrement douloureux. Virginie Razzano qui avait tenté sa chance sur une balle de match à Roland Garros en 2015 peut en témoigner. Son service cuillère, totalement raté et synonyme de double faute, avait suscité la stupéfaction générale à la Porte d'Auteuil. "Je voulais surprendre mon adversaire", déclara-t-elle après son match. La Française, opposée à Veronica Cepede Royg, avait fini par valider son billet pour le deuxième tour, non sans quelques railleries...
Finir en beauté
Toujours sur un "Match Point", l'Uruguayen Pablo Cuevas s'était, lui, illustré de bien plus belle manière à São Paulo en 2017. Face à Ramos-Vinolas, il attendait l'ultime point du match et du tournoi pour sortir ce coup complètement fou et s'offrir le titre.
Idem pour Raonic au Masters de Paris-Bercy en 2013, qui, lui, claquait un ace totalement inattendu au Hollandais Robin Haase sur une balle de match. Ce qui n'avait pas beaucoup plu à son adversaire, au vu de la poignée glaciale qui scellait la rencontre...
Choix tactique? Le désaccord Federer-Nadal
Au-delà de son côté anti-académique et provoc' , il faut considérer le service à la cuillère en fonction du contexte d'un match. C'est évident que si la partie prend des allures de score fleuve (genre 6-0, 5-0), pareil coup de la part de celui qui mène au score sera légitimement très mal perçu, voire même vécu comme une humiliation suprême par son adversaire.
Mais dans le money-time, ou avec l'idée de casser les jambes d'un opposant positionné à bonne distance de sa ligne de fond, la cuillère dégage bien davantage de légitimité. Dans ce cas, certains n'hésitent pas à carrément parler d'arme tactique. Même le maestro Federer approuve. "Cela peut être un choix tactique", racontait le Suisse il y a quelques semaines. "Surtout quand le gars d'en face est collé à la bâche. Je ne me sentirais pas honteux si je tentais ce genre de coup." Exactement comme l'a sorti Kyrgios contre Lajovic cette semaine à Miami, avec réussite, et à deux reprises.
Par contre, le meilleur ennemi de Rodger n'est pas forcément du même avis. Vaincu par Kyrgios à Acapulco, Nadal n'avait pas digéré ce coup improbable et manqué, cette fois, par l'Australien. "Je ne pense pas que ce soit un méchant, mais il manque de respect envers le public, son adversaire et lui-même" , avait glissé le Majorquin.
Même l'artiste Mansour Bahrami, spécialiste de l'exercice, reconnaît les limites de ce drôle de coup alors qu'il n'y est jamais allé avec le dos de la... cuillère. "Il y a l'effet de surprise, d'accord", reconnaissait-il dans L'Equipe."Si Nadal est quatre mètres derrière la ligne, on peut le surprendre et gagner un ou deux points, mais pas plus. On va perdre plus qu'on ne va gagner. Que ce service puisse devenir une arme, je ne pense pas. Moi personnellement, j'ai perdu beaucoup de matches à cause de ça." Avant de conclure: "Même McEnroe et Vilas m'ont insulté" pour un service de ce type...