Philosophie et course à pied: "Courir, c’est refuser de mourir"
Matthieu Peltier s‘élancera pour 160 km ce samedi dans nos Ardennes. L’occasion pour ce professeur de philo d’évoquer le lien étroit qui existe entre running et philosophie.
- Publié le 20-09-2019 à 16h10
- Mis à jour le 20-09-2019 à 16h55
Matthieu Peltier s‘élancera pour 160 km ce samedi dans nos Ardennes. L’occasion pour ce professeur de philo d’évoquer le lien étroit qui existe entre running et philosophie. Pourquoi tu cours ? Tous les passionnés de course à pied, qu’ils soient débutants ou confirmés, doivent régulièrement faire face à cette interrogation de la part d’un entourage qui ne comprend pas comment on peut accumuler "bêtement" les kilomètres sans autre but que de mettre un pied devant l’autre. Comme si tout devait être "utile" dans notre existence. Dans le même temps, chaque coureur a pléthore d’arguments à avancer face aux interrogations du monde extérieur. C’est que la pratique du sport, et de la course à pied en particulier, nous fait basculer dans une autre dimension : celle d’un monde où les contraintes du quotidien s’arrêtent l’espace d’une sortie, où le cerveau exprime sa créativité comme jamais et où encore l’estime de soi face aux difficultés surmontées grimpe en flèche. Bref, la course à pied permet de se sentir plus vivant que jamais.
Ces sensations, Matthieu Peltier les connaît et les affectionne. Professeur de philosophie à l’Ephec, il est aussi le fondateur de la plate-forme Betrail, bien connue auprès de la communauté des traileurs. Amateur des longues distances, celui qui est également chroniqueur sur La Première prendra part, à partir de ce samedi matin, à "The Great Escape", cet ultra trail de 160 km sillonnant les Ardennes belges et luxembourgeoises tout le week-end durant. Des journées entières baskets aux pieds durant lesquelles le résident de Chastre, papa de trois enfants, ne manquera pas de continuer à approfondir sa réflexion sur le lien indéniable qui existe entre course à pied et philosophie et qu’il a accepté de nous partager le temps d’un entretien.
Matthieu Peltier, en tant que philosophe, que répondez-vous à tous ceux qui trouvent que la pratique de la course à pied, et même d’un ultra comme celui que vous allez faire ce week-end, est une absurdité complète ?
"Je partage la vision de ceux qui affirment que l’ultra trail est une discipline dans laquelle on retrouve de la souffrance, de la douleur, le tout sur un parcours qui nous fait souvent revenir au même point. Ça peut donc paraître très absurde de courir 160 km pour revenir au même endroit. Dans le chef de ceux qui trouvent ça inutile, il y a cependant l’idée qu’il y aurait des choses utiles dans la vie. Des choses qui servent et d’autres qui ne servent à rien. Beaucoup mettent en avant le fait que courir trop ou de trop longues distances aurait un impact négatif sur la préservation de la santé. Si on pousse ce raisonnement jusqu’au bout, cette volonté de préserver sa santé, dans tous les cas, est vouée à l’échec. Car au final, tout le monde meurt. Effectivement, certains vivront peut-être un peu plus longtemps que d’autres. Mais il faut mettre dans la balance tout ce qu’on va vivre durant notre présence sur terre. Sur le lit de mort, il n’y a pas que l’âge auquel on passe l’arme à gauche qui compte, il y a aussi le bilan de ce qu’on aura vécu."
Courir, a fortiori des ultras, serait un moyen de donner de l’intensité à son existence ?
"Oui. Le contraire de la mort, c’est l’intensité de la vie. Si je ne fais rien, si je reste immobile et si je ne bouge pas, je suis beaucoup plus proche de l’état de mort que de l’état de vie. Donc, faire du trail, c’est être à l’opposé de la mort. C’est même défier la mort. Car ce combat face à notre destin est perdu d’avance. Mais on peut quand même se donner dans la bataille. Courir, c’est quelque part faire un pied de nez à notre inéluctable destin. Certains diront avant de passer l’arme à gauche qu’ils sont heureux d’avoir vécu longtemps, le traileur ajoutera qu’il est heureux d’avoir vécu intensément. Pour prendre un exemple, j’adorais faire des châteaux de sable à la plage étant enfant. Ce sont de formidables souvenirs. Pourtant, ces constructions, face à la marée montante, étaient vouées à l’échec. Je le faisais pour le vivre, tout simplement. Le trail, c’est ça. C’est quelque chose qu’on fait pour se sentir en vie, état qui est lui-même voué à l’échec. Au final, en faisant un ultra, on explore des expériences qu’on ne vit jamais ailleurs."
Vous vous retrouvez dans cette formule avancée régulièrement par les coureurs, tel un slogan : "Je cours, donc je suis" ?
"Courir, c’est exister, donc oui. Mais c’est exister dans un certain degré d’intensité. Il y a des philosophies, comme le bouddhisme ou les Stoïciens, qui prônent l’absence de troubles. Moins tu vis, moins tu as de problèmes, de souffrance, de douleur… Mais tu passes aussi à côté de l’intensité de la vie. Dans la course à pied et l’ultra en particulier, la douleur n’est pas le but, mais simplement un prix pour vivre quelque chose de très intense et des satisfactions à la mesure des souffrances vécues. C’est une passion, voire une addiction pour certains, qui augmente l’expérience de vie, a contrario par exemple du fait de regarder des séries dans son canapé toute la journée, qui peut être assimilé à une passion triste, qui éteint le corps."
Mais ce raisonnement peut aussi être élargi à d’autres sports, voire d’autres activités ?
"Certainement, ce n’est pas propre à la course à pied. Ça fonctionne pour n’importe quoi, quand on le pousse à fond et qu’on est prêt à se mettre un peu en péril pour le vivre de façon intense. Il y a plusieurs façons de vivre ses passions et il y a beaucoup de gens qui sont dans la modération. C’est certainement cohérent et ça tient la route. Mais dans l’ultra trail, on est rarement dans la modération car, vu les distances, on est obligé de pousser son corps au-delà de certaines limites."
La course à pied et le trail seraient-ils finalement comparables à la consommation de drogues ?
"Pas du tout. S’il y a pour certains une part d’addiction, on est, dans la pratique du trail qui est la mienne, à l’écoute permanente de son corps pour mener à bien un objectif. Avec au préalable une longue préparation. On est donc acteur de son chemin. Dans la prise de drogues, on est tout à fait passif par rapport à l’expérience. L’ultra, ce n’est pas seulement l’intensité, comme le fêtard que j’étais par le passé a pu l’éprouver. Mais de ces fêtes, on en garde finalement peu de satisfaction. Le trail, par contre, c’est toute une discipline de vie. Qui nous fait vivre, exister !"
"Courir permet de prendre du recul"
Résolution des problèmes, amélioration de l’humeur ou encore une vraie source d’inspiration… Les bienfaits de la course à pied sur tout ce qui se passe dans notre tête semblent innombrables. Comme si courir - longtemps si possible - permettait de prendre du recul sur son existence pour revenir à la réalité, tel un nouvel homme, après sa sortie.
"On dit : ‘Quand tu as un problème, va courir.’ Pour moi, c’est tout à fait ça ! Cela ne va peut-être pas résoudre le problème mais, par contre, on va certainement l’aborder par la suite de façon plus sereine, comme un objet qu’on pourrait regarder de l’extérieur", indique Matthieu Peltier. "Courir permet de s’isoler, de prendre du recul et donc d’avoir une meilleure vue de l’ensemble. À mon niveau, courir me permet souvent de trouver de nouvelles idées, qui me sont utiles par exemple lorsque j’écris. Mes émotions sont aussi beaucoup plus exacerbées."
Tous les coureurs seraient donc des philosophes en herbe ? "Tout est philosophie", rigole-t-il. "Mais je n’irais pas jusque-là. Il y a assurément un côté spirituel à la course à pied. Et cela, tout le monde le touche à un moment ou l’autre de sa pratique. Mais ça, ce n’est pas de la philosophie. Philosopher, c’est nommer. C’est passer au stade où on met des mots et où on conceptualise l’expérience vécue."