Jacques Borlée à coeur ouvert: "J’aime l’argent ? Ma grande préoccupation, c’est l’après-carrière de mes enfants"
Le coach bruxellois revient sur la violente attaque de sa fédération.
- Publié le 19-03-2019 à 06h53
- Mis à jour le 19-03-2019 à 08h00
Le coach bruxellois revient sur la violente attaque de sa fédération. Le rayon de soleil qui illumine le stade des Trois Tilleuls, ce lundi après-midi, à Boitsfort, semble indiquer que le calme est bel et bien revenu après la tempête qui a secoué (fort) le milieu de l’athlétisme belge, Jacques Borlée se retrouvant dans l’œil du cyclone avec sa fédération. Aujourd’hui, la médiation du ministre des Sports francophone semble avoir porté ses fruits. Nous avons quand même demandé à l’entraîneur bruxellois, confirmé dans ses fonctions de coach du relais 4x400 m masculin, de réagir aux événements des derniers jours.
Jacques Borlée, le nouveau contrat que vous avez signé avec la LBFA et la Val change-t-il quelque chose pour vous ?
"D’abord, je salue le travail du ministre, qui a entendu la voix des athlètes regroupés au sein d’AthlePro et qui souhaite étendre ce principe aux managers, aux entraîneurs et aux instances. Toutes les décisions concernant le haut niveau doivent, à mon sens, passer par ce nouveau groupement. Avec les responsables de haut niveau, on va construire le futur, créer de l’échange et établir un dialogue clair et performant. Pour ma part, je fonctionne énormément avec le comité olympique, Olav Spahl et Philippe Préat en l’occurrence. Ensemble, on a établi une stratégie pour arriver dans de bonnes conditions à Yokohama et prester aux Relais mondiaux. C’est cette vue holistique qu’il faut développer."
Comment avez-vous accueilli le courrier de la LBFA ?
"Je me trouvais en vacances au Portugal à ce moment-là. Pour vous raconter en détail, je suis au restaurant, en face de mon épouse, quand mon téléphone a commencé à sonner à n’en plus finir. J’ai alors pris connaissance du contenu de cette lettre : je dois être franc, je n’en ai pas dormi de la nuit ! Je me suis demandé comment on avait pu en arriver là. Pour me soulager, j’ai alors rédigé une lettre dans laquelle je répondais argument par argument. Une lettre tout aussi virulente ! J’ai téléphoné à mon avocate pour faire quelque chose de plus formel. Et là j’ai compris qu’on partait dans l’escalade. Je me suis dit : ‘Je vais me coacher.’ Et j’ai pris conscience que l’important, c’était les échéances à court terme, le fait de mettre l’athlète au centre et d’organiser le futur. J’ai donc fait un bref communiqué dans lequel je ne répondais pas à ce qui était écrit. En football, on aurait parlé d’une feinte ! (sourire). Après, je me suis senti très tranquille. La seule chose embêtante, c’est que mon épouse et mes enfants en ont été fort affectés."
Il faut dire qu’on a notamment divulgué vos émoluments.
"Franchement, je ne sais pas ce que ça venait faire là-dedans. Deux millions sur douze ans, c’est moins de 200 000 € par an et j’ai tellement d’athlètes !"
La LBFA évoquait des "dépenses de luxe" et une histoire de location de voiture. Qu’en est-il ?
"C’est simple, quand je suis arrivé à Nice, les voitures qui devaient être réservées ne l’étaient pas et je n’avais plus le choix que d’en prendre une émargeant à la seule catégorie de prix disponible. J’aurais dû aller à pied ?"
Et le billet d’avion aller-retour à 5 400 euros ?
"Là, je suis dans l’erreur. Voici le contexte : on est en bout de saison, je suis éreinté après les championnats d’Europe de Berlin, mais je dois absolument aller à Knoxville régler l’arrivée de Jonathan Sacoor. J’ai trois jours pour visiter l’Unif et cela doit se faire à ce moment-là. Je suis convaincu que j’ai deux tickets d’avion, j’arrive à l’aéroport et là on me dit : ‘Désolé, seul le billet pour M. Sacoor a été réservé.’ Au dernier moment, j’ai donc dû prendre la décision d’acheter ce billet pour partir quand même. À Chicago, j’ai d’ailleurs pris les frais d’hôtel à ma charge tellement j’étais gêné. Après coup, je me suis excusé auprès du responsable flamand du haut niveau. Mais, au bout du compte, j’ai peut-être fait économiser 50 000 euros à la fédé flamande vu que tous les frais liés à Jonathan pendant six mois sont pris en charge par son université."
Cela vous gêne-t-il de renvoyer parfois l’image d’une personne attirée par l’argent ?
"Écoutez, j’étais loin de l’athlétisme (dans le basket, le football et le tennis) lorsqu’en 2003, Olivia m’a dit : ‘Papa, je veux faire comme Kim Gevaert et je voudrais que tu m’entraînes.’ J’ai dit oui, à deux conditions : qu’on trouve de l’argent et qu’elle fasse son sport sérieusement. À quoi cet argent sert-il ? Premièrement, à préparer l’après-carrière de mes enfants, et c’est peut-être ma plus grande fierté en tant que père. Oui, j’ai créé des sociétés pour eux, où j’ai reversé l’argent du sponsoring, je pense qu’il n’y a pas de mal à cela. Deuxièmement, cet argent m’a servi à aller vers les gagnants, au nord du pays dans un premier temps, à rencontrer des experts comme Wim Vandeven et Rudi Diels et à avoir ensuite mon indépendance. On dit que je suis un homme d’argent ? Je n’ai fait, en réalité, que préparer l’après-carrière de mes enfants. C’est ce que je voulais pour eux et je l’assume. Mais leur matelas n’a rien à voir avec d’autres sports, croyez-moi !"
C’est aussi le mode de fonctionnement que vous avez établi qui demande des moyens importants.
"Oui, et cela m’a permis de faire 22 médailles ! Mais quand je suis en dépassement du budget alloué par les instances, ce sont mes sponsors qui paient. Je ne demande pas des montants qu’on n’a pas. Et j’ai toujours fait en sorte qu’un maximum d’argent des sponsors aille chez mes enfants. C’est vraiment ma préoccupation. Je sais que l’après-carrière est loin d’être évident."
Vous disposez aussi d’une carte Visa, avec une provision de 20 000 euros, ce dont certains ont pu s’étonner.
"Je me suis retrouvé, en l’une ou l’autre occasion, avec des impayés énormes et quand on part en stage avec six ou sept athlètes, on est vite à 10 ou 12 000 euros. Au nom de quoi devrais-je financer cela ? J’ai donc négocié avec le COIB afin d’avoir une carte de crédit, mais c’est une provision, je ne peux pas faire n’importe quoi. Je dois tout spécifier, tout rentrer à l’euro près, sinon c’est à ma charge. Je m’efforce de rester dans les limites de 70 ou 75 euros par jour. Mais quand on a sept athlètes qui partent à l’étranger pendant dix ou onze ans, alors oui, on est vite à deux millions d’euros. J’ajoute que la particularité de notre sport, c’est qu’on est davantage dans la préparation que dans la compétition. On part beaucoup en stage ! Mais ce ne sont pas des vacances. Et au plan familial, ce n’est pas du tout évident de passer cinq mois par an à l’étranger. J’ai d’autres enfants et je prends les plus jeunes avec moi en période de vacances, ainsi que mon épouse, mais à ma charge bien évidemment."
Dans un contexte aussi conflictuel avec votre fédération, vous avez dû passer par des moments de découragement…
"Vous savez, on ne sait pas me voler mes médailles ! J’en compte 40 en… cumulé. Et je passe des moments extraordinaires avec mes athlètes. J’ai créé un cocon, il existe une véritable symbiose entre nous et ça nous donne une force incroyable. La notion d’équipe permet de se sublimer. Regardez les filles du 4x400 m ! Il faut comprendre les phénomènes particuliers qui nous permettent d’en arriver là. Il faut créer de la fierté, faire des vidéos, passer du temps avec des experts. C’est valorisant d’arriver à de grands résultats mais tout part d’une discussion avec les athlètes. Cela demande de l’empathie, de la réciprocité, de la clarté."
Mais vous l’avez dit, c’est épuisant aussi !
"Oui, mais j’aime profondément ce que je fais. Je suis heureux quand je suis dans un stade. On m’a déjà souvent dit : ‘Tu dois faire une carrière politique, ceci, cela.’ Mais je ne suis pas un homme de pouvoir. Ce que je veux, c’est pouvoir bien faire ce que je fais avec mes athlètes."
Président de la fédération n’est pas un rôle qui vous tente ?
"Dans dix ans ! (rires). Non, je pense que ce n’est pas mon truc. Ce qui est fantastique, entre mes débuts de coach et maintenant, c’est que j’ai toujours l’impression de progresser, de m’améliorer."
Votre famille bénéficie-t-elle de la reconnaissance voulue ?
"Dans les pays anglo-saxons, on est ‘the famous family’ . Il y a peut-être un manque de reconnaissance, mais on a beaucoup de messages positifs de la population. Certains disent qu’on est un peu le phare qui éblouit la fédération. Je ne suis certes pas quelqu’un de facile, mais je suis facile à gérer dès le moment où on reste dans un cadre bien défini. Je vis, par ailleurs, sur des projets et dès qu’une médaille est acquise, je me tourne déjà vers le futur. C’est pour cela que, quand on me tire dessus, je suis déjà ailleurs…"
“La balle est dans le camp des clubs”
Pourquoi organiser la gestion du haut niveau est un enjeu important. Jacques Borlée souhaite que les clubs s’impliquent à présent. Maintenant que votre cas personnel a été réglé en fin de semaine passée, attendez-vous d’autres changements dans l’athlétisme belge ?
“Je pense que la balle est dans le camp des clubs. Ils doivent s’organiser et s’entendre sur la manière dont le sport de haut niveau doit être géré désormais. Il faut comprendre que la gestion quotidienne d’un club et la gestion du haut niveau sont deux choses distinctes. Et il faut encore créer la seconde. Offrir plus de place à l’écoute des athlètes et des entraîneurs quand on fait une sélection me paraît, par exemple, indispensable. Tous les cas individuels devraient être mis en perspective. Il faudrait définir pour chaque athlète le contexte, les attentes, les moyens d’atteindre les objectifs, la préparation. C’est ce que je fais déjà avec mes experts. Je prétends que ce sont les responsables du haut niveau qui doivent faire les sélections, pas les présidents de clubs qui ne nous voient jamais. Je ne comprends pas ça. Encore une fois, il faut une vue holistique. Avant un championnat du monde ou d’Europe, il ne suffit pas de donner un maillot à un athlète et de lui dire : ‘allez, bonne course !’
Quand on a un vrai dialogue, comme je l’ai avec mon staff, on peut tenter d’aller faire de grands résultats et cela permet aux athlètes et aux entraîneurs de se libérer de leurs frustrations. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas d’échecs.” Peut-on dire que la crise que l’on a connue aura finalement été bénéfique ?
“Oui, et je suis confiant dans le fait qu’elle va déboucher sur une amélioration très nette du fonctionnement des petites fédérations dans le sens d’un plus grand professionnalisme. Mais l’enjeu du sport de haut niveau, c’est également de sortir des cercles fermés et de favoriser la diffusion des connaissances vers l’ensemble des sports et vers la population.”
Coaching: “Sans Paul Rowe, je ne coacherais déjà plus le relais 4x400 m”
Quand on lui demande pourquoi il dérange autant, Jacques Borlée sourit et lance : “Bonne question !” Avant de répondre : “Parfois, cela dérape parce que j’ai l’impression de n’avoir aucun autre moyen, à part les médias, de parler de certains dysfonctionnements. Quels sont les moyens pour nous, entraîneurs, de pouvoir nous exprimer ?” En 2014, ses déclarations avaient déjà failli lui coûter son poste de sélectionneur du 4x400 m. “Sans Paul Rowe, du Bloso, j’aurais déjà été évincé en tant qu’entraîneur du relais. Pourtant, je constate que de plus en plus de gens acceptent de me suivre.”
Un modèle, les États-Unis: “Mettre en avant la réussite”
Avec son CV, Jacques Borlée suscite logiquement certaines convoitises à l’étranger. N’a-t-il jamais été tenté ? “Je ne cache pas qu’il y a des propositions financières hyper intéressantes, aux États-Unis notamment, où le plus mauvais des entraîneurs gagne 20 000 dollars par mois. Mais, avec ma situation familiale, c’est compliqué.” Le système américain est, pour lui, un modèle à certains égards. “Ce que j’aime beaucoup là-bas, c’est qu’on met en avant la réussite et je trouve ça essentiel dans le mode de fonctionnement d’une société. Je suis parfois étonné, dans nos universités, que cela ne se fasse pas davantage…”
Départ en stafe le 1 er avril: la Floride, puis direction le Japon
Le 1er avril, Jacques Borlée s’envolera pour Knoxville où il rejoindra Jonathan Sacoor pour quelques jours.
“Je partirai en étant serein, oui, je pense que ça se voit ! Mes enfants, qui eux se rendront directement près de Long Beach, retrouvent aussi leur calme. On se dit qu’on est dans la construction d’un nouveau mode de fonctionnement encore plus performant.” C’est en Floride que la famille séjournera jusqu’au 1er mai. “Puis, on prendra la direction du camp de base du COIB pour les Jeux afin de voir si tout est ok. Et le 9, on fera le déplacement vers Yokohama, où les Relais mondiaux constitueront le premier grand rendez-vous de la saison d’été.”