Pierre Maes analyse les enjeux financiers du football: "La bulle peut exploser à tout moment !"
Se dirige-t-on vers un krach mondial des droits du foot ? Auteur d’un ouvrage de référence, Pierre Maes analyse les enjeux.
- Publié le 18-04-2019 à 07h49
- Mis à jour le 18-04-2019 à 15h54
Se dirige-t-on vers un krach mondial des droits du foot ? Auteur d’un ouvrage de référence, Pierre Maes analyse les enjeux. Dans son livre Le business des droits TV du foot, paru aux éditions FYP, Pierre Maes met évidemment l’accent sur l’incroyable flambée des prix dans le secteur et sur les dangers d’explosion d’une véritable bulle spéculative. Ancien directeur des programmes de Canal + Belgique, consultant et expert dans la négociation des droits, Pierre Maes tire la sonnette d’alarme. Un krach est possible. Décryptage.
Pierre Maes, à quand remontent les premières surenchères ?
"Le déclic s’est produit avec l’arrivée de la télé à péage, à la fin des années 80. Jusque-là, les télévisions classiques - publiques et privées - avaient un quasi-monopole des retransmissions de foot. Grâce à des décodeurs, des chaînes payantes ont subitement permis à des abonnés de regarder, en live, les matchs de leur choix. Le business model était complètement chamboulé. C’était une première révolution. L’essor de la télévision numérique, qui multiplie le nombre de chaînes et donc l’offre, a évidemment accéléré le mouvement."
Avec, en toile de fond, une envolée des prix…
"Oui. Le football est un sport très populaire et porteur. Lorsque les grands opérateurs Telecom ont commencé à lancer leurs offres triple play (Internet, téléphone, télévision), ils ont évidemment fait du foot un produit d’appel susceptible d’attirer les clients. La guerre était déclarée. Résultat : les droits ont grimpé, toujours plus haut."
Quels sont les chiffres ?
"Le plus hallucinant concerne évidemment la Premier League anglaise dont les droits dépassent les 5 milliards d’euros annuels à l’échelle planétaire. Mais, dès qu’il s’agit de foot, tous les pays sont concernés. Pour le championnat belge, on est ainsi passé de 400 000 euros au début de Canal +, en 1989, à 80 millions d’euros aujourd’hui. Ce n’est pas si mal pour un petit pays…"
Tout cela est-il bien rationnel ?
"Non, pas vraiment. Il est évident que les recettes liées au seul football ne compensent pas de telles dépenses. Mais, je le répète, le foot sert d’abord de produit d’appel. À l’étranger, la stratégie de SFR, BT ou Telefonica est exactement la même que Proximus ou VOO. Cette chasse aux abonnés sur fond de concurrence absolue a participé à l’envolée des prix."
Où cela va-t-il s’arrêter ?
"C’est la grande question. Pour la première fois, lors des dernières enchères de la Premier League, le montant négocié pour le marché intérieur britannique n’a pas été revu à la hausse. Il a même diminué de 10 %. C’est un signe si l’on sait qu’il avait grimpé deux fois de plus de 70 % lors des attributions précédentes. Il y a un début de prise de conscience. Mais celle-ci est encore très légère…"
D’autant que le groupe qatari BeIn Sport s’est invité à la fête en s’offrant de nombreuses exclusivités ?
"Oui. Mais, là, l’approche est différente. Très présent dans les coulisses du sport mondial et organisateur de la prochaine Coupe du monde de foot en 2022, le Qatar a investi dans une chaîne de télévision de dimension mondiale pour soigner son image. Pour lui, c’est davantage un outil diplomatique qui participe à sa notoriété. Et nul ne sait d’ailleurs si cet investissement survivra au Mondial 2022 avec toutes les conséquences potentielles…"
Le subit intérêt de la Chine pour le foot a également bouleversé les données.
"Oui. C’est un nouveau marché en pleine croissance de plus d’un milliard de téléspectateurs. C’est énorme. Pour l’heure, les Chinois sont très demandeurs de matchs étrangers. C’est pour combler leur appétit que certains grandes rencontres de Premier League ou de la Liga se disputent en début d’après-midi en Europe afin d’arriver en prime time à Pékin ou Shanghai ! Mais, là encore, on ne sait pas ce que nous réservera l’avenir. Le championnat national chinois est appelé à grandir et à prendre de l’essor. Le pays a de l’ambition et des moyens et même son président est un passionné de foot. Tôt ou tard, les téléspectateurs chinois seront peut-être moins intéressés par Manchester United ou Barcelone. En fait, l’implication des Chinois dans le foot est fragile et versatile. La récente faillite de l’agence MP&Silva (qui avait conseillé la Pro League belge en son temps) est symbolique. Ses actionnaires chinois ont purement et simplement décidé de quitter le navire, laissant une ardoise de 700 millions d’euros. Lorsqu’il s’agit d’investir à l’étranger, les Chinois sont imprévisibles, en foot comme dans d’autres secteurs."
Quel est le rôle exact des Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple) dans cette course aux droits de retransmissions sportives ?
"Je ne crois pas que ce soit leur priorité actuelle. Certes, ils ont tâté le terrain, ici ou là, dans certains pays, avec certains sports. Mais, compte tenu de leurs moyens gigantesques, ils n’ont pas réellement investi dans cette industrie. Ils donnent l’impression d’observer avec prudence. Le cas de Netflix, qui n’a jamais placé un dollar dans une retransmission sportive, est à ce titre symptomatique. Même le nouveau concept d’Apple télévision n’intègre pas le sport. Personnellement, je crois qu’à terme, ce seront les Ligues de football qui retransmettront elles-mêmes les matchs via une offre OTT (via le web, sans passer par un opérateur) et géreront les abonnements."
Parallèlement, l’essor du streaming et le développement de sites pirates d’IPTV participent au flou général.
"C’est exact. C’est même un élément essentiel du dossier aujourd’hui, tant les enjeux financiers sont énormes. En France, compte tenu de la répartition des droits sur différentes plateformes, un abonné doit payer 65 euros par mois et jongler avec plusieurs décodeurs pour accéder, de façon légale, à tous les matchs de foot. C’est très onéreux. Du coup, certaines applications gratuites et les décodeurs pirates payants récoltent un succès de plus en plus grand, partout dans le monde. Pour une dizaine d’euros par mois, le téléspectateur peut regarder 3 000 chaînes ! C’est illégal, bien sûr. Mais il est difficile de remonter jusqu’aux coupables. Comme dans le dopage, le gibier court toujours plus vite que le chasseur."
Dans ce contexte, faut-il s’attendre à un prochain krach des droits ?
"Ce n’est pas impossible. Peut-être même probable. On est dans l’irrationnel. Une correction me paraît évidente. Elle a déjà été amorcée en Premier League anglaise. Elle pourrait se poursuivre, voire carrément s’intensifier. En vérité, c’est la nouvelle génération qui a les clés de l’avenir. Les jeunes sont-ils prêts à payer pour voir les matchs ? C’est le challenge. Pour les téléchargements de musique, un modus vivendi a vu le jour. Mais qu’en sera-t-il pour le sport, en général, et le foot, en particulier ? C’est la grande inconnue. Et c’est évidemment tout un business qui est en jeu. Car si les budgets des clubs et les prix des transferts sont si gigantesques, c’est en grande partie grâce à cette flambée des prix des droits de retransmission."