Denis Suárez, la marque jaune
Après avoir quitté sa chère Espagne pour un city-trip à Manchester, l'ailier s'est posé à bord du "sous-marin jaune" du Castellón. Pour le meilleur, avec une Europa League et un titre de meilleur club derrière le Real, l'Atlético et "son" Barça dans le viseur. Portrait.
- Publié le 05-05-2016 à 12h46
Après avoir quitté sa chère Espagne pour un city-trip à Manchester, l'ailier s'est posé à bord du "sous-marin jaune" du Castellón.
Villarreal, à peine plus de 50 000 habitants. Un patelin comparé à Madrid et Barcelone. En football, les Amarillos doivent également rester dans l'ombre des deux géants espagnols. Et même d'un trio, depuis que l'Atlético s'est détaché du groupe des poursuivants pour rejoindre la tête de la course. Qu'importe ! Emmenée par Marcelino depuis 2013, l'équipe s'est solidement casée entre l'invincible troïka et le peloton espagnol. Mieux, le "yellow submarine" s'est offert un sacré frisson en battant Liverpool en demi-finale aller de l' Europa League dans les ultimes secondes du match. Grâce à un but plein de sang-froid d'Adrián, certes... mais surtout un enchaînement contrôle-passe déc' de Denis Suárez. Habileté technique, vista, rapidité : forcément, l'autre Suárez ne pouvait être passé que par le Barça.
Va, Vigo, deviens
Les petites villes, Denis Suárez connaît, lui qui est né à Salceda de Caselas, bourg galicien de moins de 10 000 âmes, le 6 janvier 1994 d'une mère coiffeuse et d'un paternel vendeur de voitures. Coup de pot, son village est situé à trente bornes de Vigo, dont le Celta végète à son arrivée en Segunda División. Il ne restera que quelques années à la cantera de Vigo: criblés de dettes, les Célticos doivent se séparer de tout ce qu'ils peuvent, à la manière de passagers d'un bateau en plein naufrage. Denis quitte donc logiquement sa Galice natale direction... Manchester City, soit le club qui allonge le plus de biftons pour s'offrir le jeune premier de la Juvenil. Ca sera 1 500 000 euros et la promesse de quelques bonus pour attirer Suárez dans le nord de l'Angleterre, un soir de mai 2011. A l'époque, son coach Michel Martinez voit déjà le potentiel du gamin de dix-sept ans: "C'était un enfant avec beaucoup de personnalité, de caractère. Il a toujours su ce qu'il voulait, et il y a mis les moyens", dit-il dans So Foot.
Le séjour skyblue est bref: deux saisons, entrecoupées de matches chez les jeunes (dix-huit), de buts (six), d'assists (six), d'une sale blessure à la cheville et de deux rencontres chez les A de Roberto Mancini en League Cup, dont une heure face à l'Aston Villa de Christian Benteke. "C'était difficile de m'acclimater, mais la présence de ma famille m'a beaucoup aidé", explique-t-il dans une interview accordée à El Pais. La présence d'hispanophones comme Pablo Zabaleta, Kun Agüero ou encore son compatriote David Silva l'aide également à prendre ses marques dans un pays aux conditions de vie et au style de jeu totalement différents de ce qu'il a pu connaître jusque-là. En Angleterre, il joue donc peu, mais s'aguerrit au contact de costauds comme Yaya Touré ou Mario Balotelli. "Avant, je savais que j'avais un talent inné, attrayant, mais je suis aujourd'hui plus complet, surtout défensivement", ajoute celui qui sera tout de même élu "Meilleur jeune du club" par les supporters. Un apprentissage utile, mais à dix-huit ans, c'en est fini de l'observation: il veut jouer.
Déjà un Suárez au Barça
Avec son gabarit de fleuret (1,81m pour 72 kilos), son élégance et son toucher de balle d'une exquise préciosité ("Il a quelque chose de très artistique dans ses contrôles", dit même de lui Michel Martinez), c'est logiquement le Barça qui flaire le bon coup. Manuel Pellegrini, tout juste arrivé à l'Etihad Stadium veut le garder, mais la direction du club est trop occupée à dorloter ses stars avec Silva comme caution "beau jeu". Ce sera direction la Catalogne durant quatre ans pour 1,8 million d'euros et surtout la promesse de ne passer qu'une seule année dans le noyau B, qui évolue lui aussi en Segunda División. "Pour un Espagnol, c'est très difficile de dire non au Barça, même si on est à City", dira plus tard Suárez au Guardian. Sa première saison complète chez les pros, à dix-neuf ans seulement, est une réussite: il joue quasiment tout sur son flanc gauche et se montre décisif un match sur deux (sept buts pour onze passes décisives).
Du côté des A, par contre, on fait grise mine: l'Atlético de Diego Simeone a arraché les lauriers espagnols de la tête catalane, le Real a conquis sa précieuse Decima et Marc Bartra est toujours sous le choc du raid de Gareth Bale en finale de la Copa del Rey. Suárez voit donc une opportunité de se rapprocher de son rêve blaugrana. D'autant plus que son jeu soyeux colle avec la philosophie prônée par le club. "C'est un joueur très élégant quand il entre en possession du ballon", déclare à son sujet Raphaël Cosmidis, journaliste aux Cahiers du Football, à La Dernière Heure. "Il peut compter sur un excellent pied droit, et surtout sur une capacité à fuir les zones denses du terrain pour toucher le ballon dans des conditions confortables. Il aime notamment beaucoup écarter le jeu, s'écarter vers les ailes pour respirer." Mais à gauche, c'est un certain Neymar qui fait la loi, parfois secondé par Pedro. Difficile pour Luis Enrique, fraîchement revenu au Camp Nou, de promettre quoi que ce soit à l'ambitieux Denis...
Bouché à l'Emery
Ce sera donc un nouveau départ pour lui. Direction l'Andalousie pour deux ans officiellement et le FC Séville d'Unai Emery, afin d'entériner l'arrivée en sens inverse d'Ivan Rakitic pour accélérer le jeu barcelonais. Il y a pire comme monnaie d'échange quand on n'est encore qu'un jeune espoir de vingt ans. Chez les Palanganas, il boucle une première saison en première division avec six buts et quatre passes décisives. Surtout, il s'habitude au rythme de la Liga dans un club qui possède une philosophie de jeu différente. Là où le Barça contrôle le ballon 65% du match, le FC Séville culmine à moins de 50% de possession de balle. "C'est pour cela que nous faisons des transitions plus rapides. À la maison, nous tentons de contrôler le match et le ballon. J'aime cette idée", dit-il à l'époque sur le site de Barcelone, à quelques heures d'affronter son proprio. "Unai Emery me demande de la mobilité entre les lignes, une présence défensive. Je m'améliore dans les contacts en défense", ajoute-t-il.
Aussi, il goûte aux joies d'un club du top en sortant une grosse prestation en Supercoupe d'Europe face au Real Madrid, en terminant cinquième du championnat et en glanant l'Europa League face au Dnipro d'Evgen Konoplyanka, qui rejoindra Séville la saison suivante ! Il connaît également ses premières grosses déceptions en ne participant ni aux demi-finales, ni à la finale de la compétition et voit son compatriote Vitolo s'amuser sur l'aile gauche de la pelouse de Varsovie. "Son manque de puissance, au même titre qu'une constance pas toujours au rendez-vous, le privent souvent d'une place de titulaire dans les grands rendez-vous", explique Raphaël Cosmidis. " Le pragmatisme d'Unai Emery l'incite souvent à reléguer Suárez sur le banc pour aligner Vicente Iborra, la tour de contrôle qui gagne énormément de deuxièmes ballons. Ce qui n'empêche que malgré son jeune âge, il peut se targuer d'avoir beaucoup de talent et une grande intelligence de jeu."
20 000 lieues sous les mers
Intelligent, Denis Suárez l'est aussi en dehors du terrain. L'Espagnol comprend vite que l'arrivée de Konoplyanka sur l'aile gauche risque de le priver de temps de jeu. Dans le même temps, le Barça ne peut le récupérer après avoir un peu trop flashé sur des joueurs mineurs au cours des mercatos précédents. "Je voulais passer un cap, devenir un joueur important pour mon équipe", dit-il aujourd'hui. "Or, je savais qu'avec les joueurs que possédait Séville, ce ne serait pas autant le cas que je le voulais." Bloqué entre deux noyaux pléthoriques, dont un est légalement inaccessible, Suárez est acculé. Mais Villarreal débarque et lui offre alors l'opportunité de réaliser son plan.
Les négociations durent trois semaines, trois semaines où Suárez supplie Emery de le laisser se développer au bord de la mer. Il accepte, et voici que le jeune homme débarque pour quatre ans dans un Madrigal qui vit toujours dans le souvenir des exploits du milieu des années 2000. Ca tombe bien, sous les ordres de Marcelino, les tritons de Castellón sont en train de redevenir des grands d'Espagne, trois ans après une descente-catastrophe en deuxième division.
Tout profit pour le coach asturien: "Denis Suárez apporte quelque chose tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du jeu", explique à l'époque Marcelino. "Il est bon passeur et me rappelle des joueurs comme Cazorla ou Cani." Tout profit aussi pour Suárez himself, qui retrouve une équipe qui mise sur un jeu direct, percutant, qui lui permet de prendre l'épaisseur physique qui lui manque encore pour s'imposer parmi les meilleurs ailiers de Liga... et accessoirement gagner sa place dans le noyau de la Roja, lui qui a été sacré champion d'Europe chez les U19 aux côtés des Jesé, Paco Alcacer et autres Gerard Deulofeu, sans parvenir à obtenir son passeport chez les A. Là encore, la concurrence est rude, entre David Silva, Koke et Nolito...
En attendant, le voilà qui forme avec Bruno, Trigueros et Jonathan Dos Santos la ligne médiane de l'immuable 4-4-2 tout en contrôle de Marcelino, qui continue de se battre pour tenter de résorber l'écart entre le submarino et les grands d'Espagne. Une mission quasi impossible, même pour Villarreal, tant le trio de tête combine trop bien à la fois concentration de talents purs, organisation et richesse footballistique. Tant pis, le club trace sa route tant en Liga qu'en Europe, et atteint le dernier carré de l'Europa League. "Les gens connaissent l'Atlético, Madrid, le Barça et le reste n'existe pas", regrette-t-il dans les colonnes du Guardian. "La demi-finale contre Liverpool, c'était notre façon à nous de présenter Villarreal au monde, de montrer notre identité et notre style, qui transparaît sur le but: une contre-attaque tranchante et propre." Denis quant à lui marque (cinq fois), fait marquer Soldado et Bakambu (treize passes décisives)... et se replace dans le viseur de Luis Enrique, pas aveugle au point de zapper le jeune ailier, supervisé à plusieurs reprises par Roberto Fernandez, le directeur sportif du Barça.
Pas sûr, cependant, que le talentueux jeune lieutenant du sous-marin du Castellón accepte de redevenir un simple matelot au sein de l'équipage du galion catalan...
Aurélie Herman