Rencontre avec Philippe Dehaes, le coach belge du nouveau phénomène du tennis féminin
Avec Daria Kasatkina, il vit la belle histoire WTA du premier trimestre.
- Publié le 20-03-2018 à 07h13
- Mis à jour le 21-09-2018 à 08h43
Avec Daria Kasatkina, il vit la belle histoire WTA du premier trimestre. Le coach belge est dans la vie comme sur le court : détendu, sympathique, naturel et professionnel. Depuis cet hiver, il a pris en charge la Russe Daria Kasatkina, 20 ans et immense espoir du tennis mondial.
En quelques mois, l’ancien coach de Maryna Zanevska l’a remise sur la voie perdue en 2017. Un travail récompensé par une finale à Indian Wells et une onzième place mondiale.
Comment a-t-il hérité d’un des jobs de coach les plus convoités du circuit ? "Elle était venue en Belgique fin 2013 pour trouver un financement. Elle a contacté une fondation avec laquelle je travaillais et qui m’a demandé de la tester, de remettre un rapport. J’ai fait ça pendant deux semaines et mon rapport était dithyrambique puisque moi, en vingt ans, je n’avais jamais vu un talent comme celui-là."
L’histoire aurait pu en rester là. "Pour certaines raisons, l’association ne s’est pas faite; nos chemins se sont séparés. Elle est revenue pour préparer Roland-Garros juniors (remporté en 2014) car elle n’avait pas de solution. C’était la galère. Je l’ai fait avec plaisir. De nouveau, nos chemins se sont séparés. Quand elle a quitté son coach, Vladimir Platenik, ils ont pensé à moi et j’ai sauté sur l’occasion."
Un choix surprenant car Dehaes avait promis à sa femme de ne plus partir sur les routes…
"C’était le cas avec Maryna Zanevska car j’avais beaucoup voyagé avant. Puis, on a eu nos enfants et c’était un accord entre nous que je ne voyageais plus. C’est ce que j’ai fait pendant cinq ou six ans."
Tout a basculé en une fraction de seconde.
"En octobre, je décide d’arrêter après dix ans avec Maryna. Je suis en réunion avec la directrice de la fondation qui gère Maryna et on est sur le point d’en terminer quand mon téléphone sonne. Je vois un numéro que je ne connais pas. Je décroche et c’était le frère de Daria. Il me dit : ‘On a pris une décision, est-ce que tu viens travailler avec nous ?’ Mais, moi dans ma tête, pendant toute la réunion, c’était retour au club et à l’école de tennis. Et là, je suis à cinquante semaines à l’étranger (rire). Mais ça a été une décision familiale avec mon épouse qui m’a toujours soutenu et c’est capital. Elle m’a dit : ‘Ce sera dur, compliqué, mais si tu passes à côté de ça, tu es vraiment un idiot.’"
"Pas assez dans les larmes et le sang"
La méthode belge a perturbé le clan russe qui a d’autres visions de l’entraînement.
Le duo a fait le tour de la planète lors d’un changement de côté où le discours prononcé par Philippe Dehaes a fait basculer une rencontre. La douceur belge a touché la rudesse russe.
Vos discours pendant les pauses coaching sur le court font le tour du monde…
"Ce n’est pas pour ça que je le fais."
Vous êtes hyper positif avec elle dans ces moments-là. Est-ce parce qu’elle est jeune ou auriez-vous dit cela à n’importe qui d’autre ?
"Je l’aurais fait avec n’importe qui parce que c’est mon moteur. Et à elle, je ne lui parle pas de tennis parce qu’elle le connaît. C’est le côté émotionnel qui est important. J’ai la chance que ça prenne super bien avec elle. J’essaie de toujours la prendre à contre-pied. On a toujours un petit rituel avant de monter sur le terrain. J’imprime de faux papiers journaux. Je fais des trucs un peu drôles parce qu’elle a 20 ans et que ça la fait marrer. Je passe mes messages mais d’une façon sympathique. J’étais un moniteur de club. Puis, les opportunités se sont présentées et j’ai réussi à faire du haut niveau. Mais, pour moi, Dasha c’est une gamine qui doit progresser et évoluer. Je veux qu’elle devienne une meilleure joueuse de tennis. Mais je pourrais le faire avec tout le monde. On a un athlète ou un élève qui aimerait bien être plus fort, que fait-on ? Voilà le seul problème. Là, ma méthode avec elle prend bien mais évidemment, si ça n’avait pas été le cas, j’aurais trouvé un autre moyen car coacher, ce n’est pas une question de méthode mais bien d’adaptation à l’individu."
On commence quand même à voir émerger une sorte de patte belge dans le coaching sur le circuit, non ?
"Je ne sais pas… Mais on est bien organisé en Belgique. Le système fédéral est très bien structuré. On a de bonnes écoles, une bonne fédération, la détection se fait tôt et le système de formation est très bon et pointu. Et puis là on a tous la chance d’avoir de bons joueurs et de bonnes joueuses, ça aide (sourire) ."
La méthode belge est fort différente de la méthode russe…
"J’ai eu beaucoup plus de difficulté avec le frère de Daria, Alex, qui ne comprenait pas du tout où je voulais en venir. Pour lui, c’était trop léger, pas assez russe, pas assez discipliné, pas assez dans les larmes et le sang quoi. Mais il m’a toujours fait confiance et on a beaucoup discuté. Il la protège. Les résultats m’ont évidemment bien aidé. Et je lui dis souvent qu’il faut mettre de l’amour dans ce qu’on fait, qu’il faut donner aux gens. Tous ces gens qui paient les tickets, tu dois leur donner quelque chose. La générosité dans l’effort, dans les relations, respecter les gens, les journalistes. Daria comprend tout ça; c’est fantastique."
"Je ne sacrifierais pas ma vie de famille pour une garce"
"Je ne sacrifierais pas ma vie de famille pour une garce"
La personnalité de Daria plaît à Dehaes qui voit loin pour sa protégée.
Philosophe, Philippe Dehaes prend souvent distance avec ses émotions avant d’agir. Son moteur, c’est son attitude calme et positive. Daria Kasatkina apprécie.
Il y a beaucoup d’attente autour de Kasatkina. Est-ce différent de gérer une joueuse comme ça ?
"Le fait d’être un peu plus âgé maintenant et d’avoir un peu plus d’expérience aussi m’aide car il n’y a pas d’excitation particulière. Bien sûr, il faut avoir des objectifs. Mais, si ça ne vient pas aujourd’hui, ça viendra demain. Il faut juste être bien concentré sur le processus, garder une bonne humeur, de l’enthousiasme et une bonne énergie. Après, son talent fera la différence. Moi je suis le même gars qu’avant Daria; j’ai juste la chance d’avoir une bonne joueuse. Je ne suis pas un génie, je suis un entraîneur de tennis."
La roue a tourné du bon côté…
"L’an dernier, pour elle, c’était dramatique. L’Australie cette année a été vraiment compliquée, mais je ne suis pas sorti de la ligne et maintenant, ça se met bien en place. Mais il y aura d’autres semaines compliquées; on le sait tous les deux. Elle ne va pas faire des finales et de demi-finales toutes les semaines… Enfin… (rires) J’ai la chance que la sauce prenne, mais surtout d’avoir une joueuse exceptionnelle."
A-t-elle conscience de son potentiel incroyable ?
"Dasha, on peut dire : ‘Demain elle sera n°1 mondiale’ , personne ne sera surpris. Elle doit en prendre conscience sinon elle ne pourra pas faire de grandes choses. Ses victoires commencent à lui rentrer un peu dans la tête. À Dubaï, les réactions après les victoires étaient beaucoup plus euphoriques que sa victoire contre Wozniacki à Indian Wells. Ce n’est plus une surprise. Et moi je la mets en garde, je lui dis : ‘Prépare toi’ . J’avais peur quand elle a mis 6-0 à Kerber, qu’elle se demande ce qu’il se passait mais elle est restée super calme. Elle a une ambition saine et son but n’est pas le classement mais gagner un tournoi du Grand Chelem. D’ailleurs, elle m’appelle rarement sur le court car, en Grand Chelem, ce ne sera de toute manière pas possible. Daria, elle réfléchit. Elle est indépendante et c’est un vrai plus. Là-dessus, elle a fait des progrès incroyables. Elle est très atypique dans son jeu et c’est inné. Les perspectives sont incroyables… Elle n’a que 20 ans !"
C’est aussi une sacrée athlète…
"Oh oui, c’est une sacrée athlète ! Mais là, ça a aussi été de nombreuses discussions par rapport à son poids. Certains disent qu’elle a l’air en surpoids. Mais quand on la voit bouger, il n’y aucun souci ! On a adapté des petites choses avec le préparateur physique, mais elle va très vite."
Roland-Garros semble être le Majeur qui lui tende le plus les bras, non ?
"Oui, c’est peut-être celui qu’elle peut viser en premier. Mais ce qui va encore lui manquer, c’est la gestion de l’événement. Le jeu, je ne suis pas inquiet."
L’êtes-vous plus sur les distractions qui arrivent avec le succès ? Comment gérez-vous ça ? Imposez-vous des règles ?
"Non, ce n’est pas mon boulot. Mais elle est naturellement saine. Elle commence à bien gagner sa vie, mais a une relation extrêmement saine avec l’argent. C’est ça aussi qui me fait dire que les perspectives sont chouettes. Elle est humble, respectueuse et ne s’enflamme pas du tout. Elle est différente. C’est un personnage à part. Et moi, si je sacrifie aussi ma vie familiale, je ne pourrais pas le faire si j’avais une garce à côté de moi. Mais là, j’ai une chance incroyable."
"Ma méthode ? être toujours positif"
L’entraîneur a insisté sur l’importance de jouer son jeu sans être pollué par tout le reste.
Le courant est tout de suite bien passé entre la star en puissance et le Belge. En quelques semaines, les premiers résultats étaient visibles.
Comment avez-vous opéré le changement chez Daria cet hiver ?
"J’insiste beaucoup sur le fait d’essayer de prendre du plaisir et de ne pas trop se focaliser sur le résultat. C’est un changement de philosophie. Si je compare ça avec un entraîneur de foot : il y a des entraîneurs qui vont dire que le foot, c’est de ne pas prendre de buts, et d’autres qui vont dire que c’est d’en mettre. Son entraîneur précédent était très enfermé sur les schémas tactiques et insistait sur le jeu par rapport aux adversaires. Moi, je ne m’occupe pas des autres et avec Dasha (le surnom de Daria) , cela fonctionne parce qu’elle a tellement de qualités dans son jeu…"
La sauce a pris très vite…
"Au début de saison, cela n’a pas été facile car il a fallu qu’elle s’habitue à ça, à ne pas avoir ces réunions tactiques. Le gros changement était là : se focaliser uniquement sur ses qualités et essayer de lui donner un maximum de confiance. Je suis positif et très enthousiaste et je relativise à mort; c’est une fille très émotive. L’autre jour, elle disait à son frère : ‘c’est incroyable ce que ça fait du bien de ne pas se faire rosser à la fin du match quand on perd’ (rire) . Elle peut être super tendue et complètement se trouer mais elle ne balance jamais, alors il n’y a pas de raison de la rosser ."
Avec des résultats visibles…
"Tout ça fait qu’elle est dans une bonne énergie, une bonne bulle. Elle est heureuse et ça la fait bien jouer. Face à Kerber (à Indian Wells, 6-3, 6-0) , c’était magnifique. Elle a joué à la perfection, d’une lucidité et d’une justesse incroyable."