Noah, itinéraire d’un enfant surdoué
Dernier vainqueur français de Roland-Garros en 1983, Yannick Noah s’est reconverti ensuite dans la chanson. Le revoici, aujourd’hui dans l’habit du capitaine de Coupe Davis. Récit d’un parcours improbable.
- Publié le 21-11-2017 à 14h30
- Mis à jour le 21-11-2017 à 14h33
Dernier vainqueur français de Roland-Garros en 1983, Yannick Noah s’est reconverti ensuite dans la chanson. Le revoici, aujourd’hui dans l’habit du capitaine de Coupe Davis. Récit d’un parcours improbable. C’est un héros atypique, éclectique et surdoué. Élevé plusieurs fois au rang de personnalité préférée des Français , Yannick Noah, 57 ans au compteur, a eu mille métiers, mille passions, mille vies. Et, toujours, un cœur grand comme ça.
L’ancienne génération s’en souvient comme d’un champion de tennis spectaculaire, lauréat inoubliable du tournoi de Roland-Garros en 1983. La nouvelle, qui n’était pas née à l’époque, ignore tout de son passé sur les courts et ne jure que par ses tubes de chanteur sur fond de rythmes afro-cubains ou d’héritage reggae. Car, oui, Noah est passé, comme sur un nuage, des cordes de sa raquette à celles de sa guitare. En artiste.
Yannick, c’est tout ça. Et bien davantage encore. C’est un style baba cool, un art de vivre mélange de décontraction, de charme, d’humanité, de drôlerie. C’est un look, fruit de l’association improbable d’un père camerounais, black comme le café, et d’une mère ardennaise, blonde comme le blé. C’est un sourire avec les dents du bonheur en guise de carte de visite. C’est cinq enfants avec trois femmes différentes. Et c’est aussi - et surtout - un caractère fort, entier, parfois dérangeant. Car derrière cette voix suave, à faire fondre la banquise, et ce côté peace and love, à rendre jalouses les plus belles colombes, se cache un homme qui n’a jamais eu sa langue en poche et qui s’est toujours battu pour ses idées, en électron libre branché sur le courant alternatif de citoyen du monde.
Fidèle à cet ADN, il n’a cessé d’afficher, haut et fort, ses convictions politiques. Ecolo- bobo pour les uns, gauche caviar pour les autres, il a été de tous les combats contre l’extrême droite, le racisme ou la haine de l’autre. De tous les rassemblements pour la bonne cause et les œuvres caritatives, notamment pour les enfants défavorisés. Désintéressé, il a usé, sans compter, de sa liberté de penser. Quitte à fâcher. "Si Sarkozy passe, je me casse", lance-t-il en 2007, suscitant une grande polémique.
Car fût-il le chouchou des Français, Noah ne plaît pas à tout le monde. Certains réprouvent son côté épicurien-fêtard-donneur de leçons. D’autres lui reprochent de se mêler de tout et de rien, sans légitimité.
Là aussi, il s’en moque, comme de sa première double-faute. Même son exil fiscal en Suisse, qui lui vaut un redressement fiscal, ne le déstabilise pas. Sourd aux qu’en-dira-t-on, il balaye les critiques d’un revers le long de la ligne. L’homme est… incontrôlable, dans tous les sens du terme.
Le jour de gloire est arrivé
Enfant de la balle, Yannick Noah aurait pu devenir footballeur, le métier de son papa Zacharie. Gamin, il choisit plutôt le tennis, un sport pourtant très peu pratiqué à Yaoundé où il réside. Le déclic se produit en 1971 lorsqu’en visite au Cameroun, le grand Arthur Ashe, premier champion noir à avoir remporté un tournoi du Grand Chelem, lui offre sa raquette. Quelques mois plus tard, le petit Yannick, 11 ans, se retrouve à Nice pour un stage intensif de tennis. C’est le début de sa première vie, côté court.
Durant sa carrière professionnelle, il a remporté 23 titres sur le circuit ATP. Mais, à l’arrivée, il n’en reste, en vérité, qu’un seul dans la mémoire collective. Le plus beau. Flash-back. Zoom-arrière. Nous sommes le dimanche 5 juin 1983 à Roland-Garros. En état de grâce, Yannick Noah remporte la finale en dominant, en trois sets, le Suédois Mats Wilander. Ne contenant pas sa joie après la balle de match, le champion enjambe le filet et se jette dans les bras de son père qui a sauté de la tribune pour venir à sa rencontre.
La pagaille est complète sur le Central où même le service d’ordre est pris de court. Mais les deux hommes, en larmes, sont seuls au monde, ou presque ! Le moment est magique. Dans la liesse générale, Noah a même oublié de serrer la main de son adversaire malheureux. Qu’importe ! En ce dimanche historique, tout est permis pour le héros de la nation.
Depuis le succès de Marcel Bernard en 1946, aucun joueur français n’avait réussi à s’imposer sur la terre battue de Roland-Garros. Imaginez, dès lors, le bonheur de tout un peuple. En l’espace d’un tournoi, l’enfant du Cameroun devient une véritable idole nationale. "C’était magique. Merveilleux. Je sentais que tout le pays était derrière moi. Je sentais son amour. Et puis, qu’y a-t-il de plus beau, pour un jeune joueur de tennis, que de pleurer de joie dans les bras de son papa sur le Central ? J’étais sur un nuage. Même Mats Wilander m’a dit, après, qu’il n’avait jamais vécu un moment pareil. Il était presque content d’avoir perdu !" , nous confiait-il récemment.
Grâce à son jeu à la fois athlétique, offensif et spectaculaire, Noah aurait pu se tailler un palmarès bien plus étoffé et ajouter d’autres scalps majeurs à son tableau de chasse. "Mais mon rêve était devenu réalité. C’était un aboutissement. Durant quinze ans, je m’étais fixé cette victoire comme objectif. J’étais en mission. Il y a eu, forcément, une décompression, un avant et un après. Ma carrière a continué, j’ai encore joué de grands matchs, notamment en 1986 et 1987. Avec un peu de chance, j’aurais pu remporter un autre Grand Chelem. Mais je n’ai plus jamais été porté de la même façon sur le court. La motivation n’était plus la même…"
Saga Africa
Sa reconversion est exceptionnelle. Depuis tout gosse, la musique a guidé ses pas. Ses montées au filet se faisaient au rythme de Jimmy Hendrix ou Bob Marley. Rangé des raquettes, il se lance donc dans la chanson. Pour le plaisir. Et ça marche. Un peu, beaucoup, à la folie. Comme pour mieux construire le pont entre les deux métiers, c’est sur un court de tennis qu’il lance réellement sa nouvelle carrière. Nul n’a oublié ce moment rare, après la finale de la Coupe Davis 1991, où capitaine Noah improvise avec ses joueurs une farandole sur fond de "Saga Africa, ambiance de la brousse", son premier succès. La France tombe sous le charme.
Bête de scène, Yannick collectionne alors les tubes et les concerts. En tournée, il lui arrive de chanter pieds nus. Il vend des millions de disques, scellant une reconversion unique en son genre. C’est à se demander s’il n’est pas plus célèbre sur les planches du music-hall qu’il ne l’était sur les courts de tennis. Avec le recul, il se garde de comparer les deux métiers. "La musique, c’est bien plus doux. À tous les niveaux. En tennis, on peut perdre tous les jours, lors de chaque match. La tension est énorme. Lors d’un concert, en revanche, je n’ai pas grand-chose à perdre. Le public vient me voir pour le plaisir. Il n’y a pas de match. Pas de duel. Juste du bonheur partagé. Le stress est très différent. C’est beaucoup moins brutal que le sport professionnel où la rivalité est permanente. À Bercy, j’ai participé à des tournois de tennis et j’ai aussi donné des concerts. L’un n’a rien à voir avec l’autre. L’ambiance du vestiaire ne ressemble pas du tout à celle de la loge…"
Les émotions, aussi, sont différentes. "La musique en apporte de très belles. Lorsque le public chante avec vous, il y a une forme de communion. C’est beau. C’est fort. Mais ce n’est pas comparable, non plus, avec la puissance émotionnelle d’une balle de match lors d’une finale. Une victoire en sport, c’est une autre dimension. On ne touche pas terre. Comme lorsqu’on voit son enfant naître."
Capitaine au long court
C’est peut-être pour retrouver l’adrénaline du sport de haut niveau qu’il accepte, en 2016, de reprendre du service comme capitaine des équipes de France de Coupe Davis et de Fed Cup. " Je suis un peu le Raymond Goethals du tennis", souriait-il en réponse à ceux qui ironisaient sur son âge (55 balais à l’époque).
Et si Yannick était, comme Raimundo, une sorte de sorcier ? Dans le rôle de capitaine, l’homme s’est, en tout cas, construit un CV en béton armé avec trois succès historiques. En 1991, son équipe de France s’offre son premier Saladier d’Argent depuis 59 ans et le triomphe des Mousquetaires. En finale, à Lyon, dans une ambiance de folie, les Bleus dominent les États-Unis, emmenés par Pete Sampras et Andre Agassi. Le Saga Africa devient, pour un temps, l’hymne national français un peu comme le I will survive le sera après le titre mondial de 1998 en football.
En 1996, à Malmoe, capitaine Noah remet sur le métier son ouvrage. Face à la Suède d’Edberg et Enqvist, il sort son plus beau discours de gourou pour motiver la nouvelle génération des Pioline, Raoux et Boetsch. C’est ce dernier qui apporte le point du sacre après avoir sauvé trois balles de match face à Kulti. Une fois encore, la magie Noah a fait tout son effet. Et comme si cela ne suffisait pas, il conduit aussi les filles au septième ciel en offrant à la France sa première Fed Cup en 1997.
Mais quels sont donc ses secrets ? La connaissance du tennis, bien sûr. Mais aussi une approche particulière de la gestion des émotions. De l’avis de tous ses anciens élèves, Noah est un fantastique meneur d’hommes qui sait créer une ambiance, un état d’esprit, un winning team. Il embarque tout le monde avec lui. Reste à savoir si, avec le temps, sa recette n’a pas pris quelques rides. Depuis son retour aux affaires, il ne fait, en tout cas, plus l’unanimité. Ni auprès de la presse, ni auprès de ses propres joueurs.
Des tensions sont même apparues avant la demi-finale face à la Serbie. À en croire certains observateurs, Noah, de coutume si calme, a fait preuve de nervosité et a failli claquer la porte. Un peu comme s’il n’était plus en phase avec cette nouvelle génération de joueurs hyper-gâtés qui n’étaient pas nés lorsqu’il souleva la Coupe des Mousquetaires en 1983.
En attendant, il sera bien présent, sur le banc, pour la finale face à ses amis belges. Avec, dans sa besace, ses bonnes vieilles formules magiques. On ne le changera pas.