Le cyclisme au rythme de la société : “Cette jeune génération devient des machines”
Le vélo est rentré, depuis une dizaine d’années, dans une nouvelle ère où la technologie est omniprésente. Au point de créer une nouvelle génération de coureur moins humaine et plus robotique ?
- Publié le 07-05-2024 à 14h16
- Mis à jour le 07-05-2024 à 14h23
L’attitude est inhabituelle. L’air agité sur son vélo, Tadej Pogacar semble comme dérangé, inquiet. Quelque chose le tracasse. Trente minutes plus tôt, le crack slovène a chuté, la faute à une crevaison dans les premiers hectomètres de l’ascension finale vers le sommet du Sanctuaire d'Oropa. Un changement de vélo s’est alors imposé à lui. Décroché, Pogi est revenu dans le peloton puis a giclé et s’est extirpé. Avant de creuser l’écart sur le reste des poursuivants. Mais il n’est pas parvenu à imprimer son ordinaire cadence infernale. En cause, son vélo de rechange, vierge de capteur de puissance qui lui livre à l’accoutumée ses données de puissance en temps réel. Le Slovène a semblé l’espace d’un moment orphelin de l’un de ses outils de travail et aussi un peu plus humain. Mais comme il s’appelle Tadej Pogacar et qu’il est un monstre de la Petite Reine, la victoire ne lui a pas échappé. L’occasion de créer un viatique un peu plus conséquent s’est, elle, peut-être envolée, ce dimanche. Bien qu’elle devrait se présenter à nouveau très prochainement, à n’en point douter. La scène a pu paraître anodine, mais elle dit beaucoup de l’importance que la technologie a prise dans le vélo.
On a fabriqué des robots.
Que ce soit le capteur de puissance qui mesure les watts ou les autres accessoires connectés, le cycliste ne voyage plus jamais sans ces innovations. Pour certains cette révolution technologique, arrivée d’Angleterre et de la Sky de Chris Froome il y a une dizaine d’années, est une bonne chose, pour d’autres non. “On a fabriqué des robots”, lançait récemment Marc Madiot au journal l’Equipe. “Ce n’est jamais que le reflet de ce qui se fait dans la société actuelle. Et le cyclisme n’échappe pas à la règle”, interprète, lui, Maxime Monfort, directeur sportif chez Lidl-Trek. Le vélo serait finalement calqué sur le monde du travail. Celui où les machines remplacent peu à peu les hommes. Un changement d’époque au profit de la génération Z (née après 1997) qui a baigné dans cette nouvelle ère numérique. ” Cela a créé une nouvelle génération d’enfants hyper connectés et au courant de tout. Et ceux-là ont grandi et maintenant, ils font du vélo. Cette jeune génération devient des machines, mais c’est notre société qui est comme ça”, analyse l’ancien champion de Belgique du contre-la-montre (2009). Le patron de la Groupama-FDJ pestait, lui aussi, à ce sujet dans l’Équipe il y a 3 semaines : “Quand les mecs passent une ligne d’arrivée, le premier boulot qu’ils font, même vainqueur, c’est qu’ils appuient sur le bouton (de leur capteur). Le coureur est devenu un producteur de watts.”
La technologie donne au coureur en fin de carrière une bonne raison d’arrêter.
Mais la technologie est devenue un outil indispensable à la performance. Et ceux qui souhaitent s’en priver se trompent de chemin pour Jean-Baptiste Quiclet, directeur de la performance chez Decathlon AG2R La Mondiale. Qui estime que les conservateurs n’ont plus leur place dans le vélo actuel. “Aujourd’hui, il n’y a plus aucun coureur professionnel dans le peloton qui peut se dire : ‘je m’en fous du matériel avec lequel je roule, la priorité c’est d’appuyer sur les pédales.’ Car ce sont des dizaines de secondes en contre-la-montre de gagnées, des meilleures places en montagne, etc...” Des propos en partis corroborés par Maxime Monfort : “Il y a toujours de la place dans le milieu pour les passionnés de vélo, mais si on veut atteindre le meilleur niveau, on est obligé de s’aider des nouvelles technologies.” Les “anciens” du peloton aussi surnommés les conservateurs seraient donc dépassés par les jeunes plus alertes sur toutes les nouvelles innovations. Deux options se présentent alors à ces coureurs “old school” : s’adapter ou s’arrêter. “Certains sont obligés de s’y mettre car la fin de leur carrière n’est pas encore là, mais elle approche. Donc, ils essaient de prendre la vague. D’autres disent : 'j’en ai marre je vais arrêter ce n’est plus pour moi'. Et ça leur donne, selon moi, une vraie bonne raison objective d’arrêter, quand on ne peut pas se connecter avec ce qu’il se fait de nouveau.”
Le matériel, nouveau centre des priorités
Le matériel est devenu au sein du peloton mondial l’objet de nombreuses discussions. À tel point qu’il est désormais l’élément de préoccupation numéro un des cyclistes au moment de signer un nouveau contrat. Comme nous confie le directeur de la performance de Decathlon AG2R la Mondiale : “Lors du recrutement, c’est l’une des deux premières questions que le coureur pose au début de son entretien : ‘quelle est votre marque de vélo pour la saison prochaine ? Et quel projet d’innovation vous avez avec cette marque'. Cela revient avant les prétentions salariales et le calendrier de course.” Le directeur sportif de Lidl-Trek estime de son côté que le matériel n’est plus forcément la priorité majeure des coureurs dans le choix d’une nouvelle escouade. “C’était une vérité il y a 2-3 ans, mais les équipes s’en rendent compte maintenant et elles ne signent plus des partenariats avec des équipementiers sans être sûr de l’efficacité des vélos.” La technologie ne serait donc plus une option, mais bien une fonction indispensable à posséder pour chaque équipe du World Tour. Un changement d’époque qui a permis de niveler les écarts, en termes de matériel, entre les équipes. Comme le rappelle Jean-Baptiste Quiclet : “Pour moi, aujourd’hui la performance des vélos s’est vraiment rapprochée. Par le passé, il y avait encore plus de différence entre les grosses équipes, qui avaient souvent les meilleures marques, et les plus petites équipes.”
Le cyclisme comme la Formule 1
Quoi qu’il en soit l’époque de la bicyclette semble lointaine. Désuète même, tant les vélos ont évolué au point de devenir des machines ultra-appareillées, ultra-connectées. Et si le cyclisme d’aujourd’hui avait finalement plus d’accointances avec la Formule 1 qu’avec sa propre discipline d’il y a 20 ans ? L’idée fait son chemin, comme en atteste la déclaration de Jean-Baptiste Quiclet : “Il y a des gens qui réfléchissent au meilleur combo des équipements pour la journée de compétition. Ce qui fait le coureur n’a presque plus à y penser. Cela se rapproche un peu des sports automobiles.” Ne plus avoir à y penser, comme le mentionne notre interlocuteur, peut justement renvoyer à cette notion de robotisation. Le directeur de la performance de Decathlon AG2R la Mondiale estime aussi que la surutilisation de la technologie est un danger qui guette le peloton mondial. “Là où c’est le plus dur aujourd’hui, c’est plutôt le filtre que tu apposes pour te dire ce qui est essentiel et qu’est ce qui ne l’est pas. Il ne faut pas se noyer dans des innovations gadgets qui apportent peu. C’est l’étape d’après, car aujourd’hui on peut tout monitorer, tout innover, tout configurer.”
L’humain toujours au centre du jeu ?
Mais, si la technologie se fait de plus en plus présente dans le vélo, l’humain reste au centre de tout, c’est toujours à lui que revient le dernier mot, d’après nos interlocuteurs. “La data et l’innovation sont un outil à la prise de décision. L’étape finale, c’est l’intégration par les hommes de cela”, rappelle Jean-Baptiste Quiclet. Qui met en garde contre l’excès de l’utilisation de la technologie : “Quand ça déborde, ce n‘est pas bon, car amener trop de sujets technologiques, ça peut polluer les coureurs dans leur esprit et dégrader leur performance. Il peut y avoir des effets pervers à tout ça." Des propos corroborés par le directeur sportif de Lidl-Trek : “Il y a aussi le revers de la médaille. C’est le coureur qui est trop sur les watts et qui va avoir tendance à en faire plus. Le corps et les sensations ainsi que l’expérience ne remplaceront jamais les chiffres du capteur de puissance. La théorie n’est pas toujours fidèle à la réalité, heureusement.”
Ce dernier estime que les cyclistes restent des êtres humains avec leurs forces et leurs faiblesses. “On sacralise tous ces champions, mais il ne faut pas oublier que ce sont des êtres fragiles.” Il resterait donc une part d’humain, chez ces hommes qui donnent l’impression, par moments, de devenir des machines. Le vélo devra être attentif dans les années à venir à ne pas se dénaturer à ne pas trop user des nouvelles technologies afin de ne pas créer un cyclisme où la technologie devient l’élément clé de la course. Mais comme dit le proverbe : on n’arrête pas le progrès.