Comment l'équipe croate exacerbe la fierté nationale, même au-delà de ses frontières
Le football croate revient de loin. Le 14 juin, Zdravko Mamic, ancien président de la Fédération croate de football et ancien patron du Dinamo Zagreb entre 2013 et 2016, le principal club de la capitale, était arrêté en Bosnie-Herzégovine.
- Publié le 13-07-2018 à 17h37
- Mis à jour le 13-07-2018 à 22h51
Le football croate revient de loin. Le 14 juin, Zdravko Mamic, ancien président de la Fédération croate de football et ancien patron du Dinamo Zagreb entre 2013 et 2016, le principal club de la capitale, était arrêté en Bosnie-Herzégovine. Quelques jours plus tôt, il avait été reconnu coupable d’avoir détourné près de 15 millions d’euros dans le cadre de transferts de joueurs. En première instance, le patron déchu du foot croate avait été condamné à six ans et demi de prison. Alors que le Mondial commençait, cette affaire éclaboussait jusqu’à la star de l’équipe, Luka Modric, mis en examen pour faux témoignage en mai dernier.
Dans un petit pays de quatre millions d’habitants, qui exporte ses joueurs dans les meilleurs clubs d’Europe, le football est une “industrie” rentable, et le système clientéliste mis en place par Mamic avait fini par provoquer une révolte des ultras. Depuis 2012, ceux du Dinamo Zagreb sont en conflit ouvert avec la direction du club, tandis qu’une “paix des braves” a fini par être trouvée dans l’autre grand club du pays, le Hajduk Split. Poussé par ses supporters, celui-ci avait même refusé de jouer contre le Dinamo en novembre 2014, s’attirant une lourde amende.
Le football est une affaire politique
C’est qu’en Croatie, le football est une passion vibrante, et les matches Zagreb-Split ont remplacé, sans rien perdre en intensité, ceux qui opposaient les clubs de Zagreb et Belgrade du temps de la Yougoslavie. Depuis l’éclatement de l’ancienne Fédération, le football croate a mieux réussi que celui des autres républiques héritières à trouver sa place sur la scène internationale, peut-être parce que les performances de l’équipe nationale ont toujours été suivies avec passion jusqu’au plus haut niveau de l’État. Le futur “père de l’indépendance croate”, le général Franjo Tudjman, avait même présidé, dans les années 1960, le Partizan Belgrade, le club historiquement lié à l’armée yougoslave…
Les succès de la “génération dorée” de Davor Šuker en 1998 avait donné à la Croatie une visibilité inespérée : trois ans après la fin de la guerre et quelques mois après la “réintégration” des dernières régions du pays occupées par les sécessionnistes serbes, le pays parvenait en demi-finale de la Coupe du monde. Les années suivantes furent moins glorieuse, et les supporters croates, ainsi que certains joueurs, souvent épinglés pour leur nationalisme exacerbé. L’attaquant Josip Šimunic fut privé de Coupe du monde en 2014 pour avoir saisi le micro à l’issue du match de qualification contre l’Islande, le 19 novembre 2013, et lancé “Za dom ? Spremni !” (“Prêts pour la patrie !”), le cri de ralliement des oustachis, les collaborateurs croates de la Seconde Guerre mondiale.
Le dilemme des Bosniens et des Serbes
Les matchs de la sélection croate provoquent régulièrement des bouffées de nationalisme en Bosnie-Herzégovine voisine, pays qui compte une communauté croate représentant près de 17 % de la population totale. Quand les deux États sont qualifiés dans des compétitions internationales, les Croates de Bosnie soutiennent l’équipe de leur “mère-patrie”, mais cette année, les “Dragons” ont été éliminés dès la phase de qualification, plongeant les supporters bosniens dans un terrible dilemme. Rappelant, au lendemain de l’élimination de l’Angleterre, que bon nombre de joueurs croates sont originaires de Bosnie-Herzégovine, le journaliste bosnien Ahmed Buric écrivait que “trois quarts des habitants de Sarajevo soutiennent la Croatie”, mais “une Croatie telle qu’elle devrait être, pas la Croatie du nationalisme”
Le choix n’est pas plus simple pour les Serbes de Croatie, qui ne représentent plus que 4 % de la population totale du pays, contre 12 % avant la guerre. “C’est normal de soutenir l’équipe du pays dans lequel on vit, mais je ne peux pas partager l’enthousiasme des supporters tant que ceux-ci s’identifient aux symboles oustachis et cultivent l’animosité contre nous”, expliquait ainsi Tatiana, une jeune Serbe de la petite ville d’Obrovac, interrogée par le site croate de gauche T-portal.
Le quart de finale Croatie-Russie a bien sûr provoqué de violentes confrontations géopolitiques dans des Balkans toujours déchirés. Alors que le tennisman serbe Novak Djokovic apportait son soutien à l’équipe croate, il a aussitôt été accusé de “trahison” par certains commentateurs de Belgrade. Le député Vladimir Dukanovic, membre du Parti progressiste serbe (SNS) au pouvoir, expliquait même que “tout Serbe qui soutient la Croatie contre la Russie est un crétin et un psychopathe”. Ce positionnement radical est loin de faire l’unanimité. Si le nationalisme croate passe mal dans les autres républiques de l’ancienne Yougoslavie, les Croates continuent malgré tout d’être perçus comme “d’anciens compatriotes”, des “gars (presque) du pays”. “J’ai soutenu la Serbie, bien sûr, mais puisque les Croates sont les seuls à être rester en jeu, c’est eux que je soutiens”, explique ainsi un chauffeur de taxi de Skopje, en Macédoine. Comme l’Eurovision, où les pays des Balkans votent en bloc pour leurs voisins respectifs, le football réveille des logiques affectives qui sont loin de correspondre aux clivages de la géopolitique.