Patrick Lefevere : "Si Gilbert gagne à Roubaix, ce sera avec la tête"
Le manager flandrien s’attaque à sa 40e saison à la tête d’une équipe.
- Publié le 11-01-2018 à 07h43
- Mis à jour le 11-01-2018 à 10h29
Le manager flandrien s’attaque à sa 40e saison à la tête d’une équipe. La silhouette n’est pas aussi affûtée que celle de ses coureurs, mais Patrick Lefevere a lui aussi profité de la trêve hivernale pour travailler les bases de sa condition. "Je me suis imposé une cure détox d’une semaine dans un établissement spécialisé. J’y ai perdu un peu plus de quatre kilos, mais en ai déjà repris quelques-uns… En février, comme l’année dernière, je tenterai de ne pas avaler une goutte d’alcool. Cela avait été efficace." À 63 ans, le CEO de la formation la plus prolifique de la saison écoulée s’attaque à sa 40e saison (!) comme patron d’équipe. Entretien.
Patrick, le noyau de votre formation a été remanié avec sept arrivées pour neuf départs. Certains de ces choix vous ont-ils été imposés par des raisons budgétaires ?
"À l’exception de Dan Martin, je peux dire que non. L’Irlandais s’est vu offrir une proposition en or chez UAE. Il y a doublé son salaire. Je n’ai pas voulu rentrer dans le jeu de la surenchère. Contrairement à ce que j’ai pu entendre, le choix de Kittel de rejoindre Katusha n’a pas été prioritairement motivé par l’aspect pécunier. Son manager était d’accord avec une proposition que je lui avais soumise au départ du Tour à Düsseldorf. Marcel me disait peiner à évoluer dans la même équipe que Gaviria alors qu’ils ne se côtoyaient pourtant pas… J’avais pris l’engagement auprès de l’Allemand de l’aligner sur la prochaine Grande Boucle et de jouer la carte de notre Colombien sur le Giro en 2018, mais j’ai le sentiment qu’il ne m’a peut-être pas cru. Je pense aussi que le fait que Canyon et Alpecin, des cosponsors de Katusha, soient allemands a joué un rôle. Il s’entraîne chaque jour avec Tony Martin, son futur équipier. Je suis depuis tellement d’années dans le cyclisme que je sais que les coureurs vont et viennent. Notre budget est le même que celui sur lequel nous nous appuyions l’année dernière."
Faire resigner Philippe Gilbert constituait-il l’une de vos priorités ?
"Oui, je l’ai fait prolonger assez tôt car il me mettait un peu la pression, comme Alaphilippe. Ils étaient très courtisés sur le marché. J’en ai fait de même avec Gaviria."
Vous aviez dit l’année dernière que le Wallon vous avait convaincu de sa motivation par son discours, mais aussi par la concession financière qu’il avait acceptée. On imagine que la négociation a dû être différente après ses succès à l’Amstel et au Ronde…
"Oui, bien évidemment, et c’est parfaitement logique. Après un numéro comme celui qu’il a livré sur le Ronde, il est normal qu’il mette la barre plus haut sur le plan financier. Mais Philippe aime placer des clauses particulières dans ses contrats. Il a ainsi demandé si on pouvait intégrer un bonus en cas de succès à Sanremo et Roubaix dans la même année. J’ai dit oui. J’irai voir mon banquier s’il le faut… Sa motivation et son professionnalisme sont impressionnants. Si vous devez le joindre par téléphone, mieux vaut tenter votre chance à 8 h car, une heure plus tard, il est déjà à l’entraînement. En vélo, il n’y a pas de miracle, le travail et le sérieux paient."
Vous connaissiez Philippe Gilbert comme adversaire, mais l’avez découvert de plus près en 2017. Comment le dépeindriez-vous ?
"J’avais souvent entendu dire qu’il était d’une nature plutôt égoïste, mais je n’ai jamais eu ce sentiment. Au contraire même. Je ne sais pas si c’est moi qui possède une baguette magique mais je connais un tout autre Philippe Gilbert. Un gars comme Stybar est venu me voir plusieurs fois pour me dire à quel point il était heureux de l’arrivée du Wallon, lequel lui donnait beaucoup de conseils. Je crois aussi qu’Yves Lampaert sait que Phil l’a judicieusement protégé lors de son succès sur À Travers la Flandre ."
Le pensez-vous physiquement armé pour remporter Paris-Roubaix ?
"Il n’a sans doute pas le profil idéal mais bien la parfaite mentalité pour cette épreuve. C’est un têtu qui n’abandonne jamais. Or, sur Roubaix, rien n’est jamais fini, la force de caractère y est essentielle. Sur le dernier Amstel, qui pensait que Philippe allait pouvoir remonter Kwiatkowski au sprint ? Si Philippe Gilbert gagne Paris-Roubaix, ce sera avec la tête. Il a une grosse science de la course et pourra aussi s’appuyer sur une équipe expérimentée sur ce terrain. Pour une fois, il sera dans la peau du challenger et non du favori."
Le Wallon souhaiterait pousser sa saison des classiques jusqu’à Liège-Bastogne-Liège. Aurez-vous un droit de regard sur son programme et son projet vous paraît-il raisonnable ?
"L’année dernière, j’ai dû le pousser à faire l’impasse sur Paris-Roubaix dans la foulée de son succès sur le Ronde. Nous évaluerons la situation semaine après semaine car, avec lui, on ne sait jamais. Sa force est qu’il est capable de maintenir sa motivation pendant une longue période. S’il venait à passer à côté de ses premiers objectifs sur les Flandriennes , il pourrait alors se remobiliser sur le programme qu’il avait l’habitude de suivre dans le passé. Comme beaucoup de coureurs, l’emprise du temps fait que ses qualités collent aujourd’hui plus aux classiques pavées. Il est moins explosif mais possède plus de force. Sur l’Amstel, il a attaqué depuis la tête du groupe mais il déployait une telle puissance qu’il a su créer une décision."
Avec l’arrivée des équipes du Golfe persique, Quick Step fait-il encore partie des trois plus importants budgets du peloton ?
"Cela n’a jamais été le cas, contrairement à ce que tout le monde pense. Il y a beaucoup de bluff dans l’annonce de certains chiffres et je pense que nous nous situons depuis plusieurs années déjà autour de la cinquième place. Sky, BMC, Movistar, Bahrain et UAE ont sans doute plus d’argent que nous. Quand une équipe possède Quintana, Valverde et Landa dans ses rangs, il ne faut pas croire qu’elle peut le faire avec 15 millions… Actuellement, les budgets n’augmentent pas vraiment, mais les salaires des coureurs bien. La nouvelle réglementation de l’UCI qui vise à réduire le nombre de coureurs par équipe sur les courses aurait pu faire bien plus de dégâts cette année. Ceux-ci sont plutôt limités."
Vous avez annoncé assez tard dans la saison que l’avenir de votre équipe était assuré. Était-ce une stratégie de communication établie ?
"Oui car, si j’avais affirmé que le budget était bouclé, cela aurait pu laisser penser que la porte n’était plus ouverte à de potentiels sponsors. Or, c’était toujours bien le cas. Avec les patrons de la société Quick Step, nous nous connaissons tellement bien que nous avons conclu un accord de confiance. Si Google vient toquer à ma porte demain car ils en ont assez d’entendre parler de Sky et qu’ils me font une proposition en or, j’irai alors chez Paul De Cock (NdlR : CEO de Quick Step) qui me dira d’accepter cette offre. Si, en revanche, aucun nouveau candidat au titre de sponsor principal ne se manifeste, nous continuerons ainsi. Lors des dernières négociations avec nos différents partenaires, mon souhait était de repartir pour un bail de quatre ans. Quick Step était d’accord mais Lidl jugeait ce délai un peu long. Nous avons finalement opté pour une formule de deux années avec une option pour deux saisons supplémentaires."
Comment expliquez-vous qu’il soit aussi difficile pour l’équipe la plus prolifique du peloton d’attirer de nouveaux sponsors ?
"Je n’ai pas de réelles explications. La Belgique est un petit pays mais, plus globalement, un élément éclairant tient peut-être dans le profil des PDG modernes. Beaucoup reçoivent des bonus en cas de bonne cotation de leur action à la Bourse. Quand il s’agit d’effectuer certaines coupes budgétaires pour arriver à cette fin, ils choisissent le plus souvent les secteurs du marketing et de la communication. Je le répète depuis de très nombreuses années, le business model du cyclisme devrait changer mais cela ne se fait pas. Cela ne déplaît sans doute pas à certains décideurs bien installés dans leur canapé à Paris puisque tout l’argent atterrit dans leur poche. Aujourd’hui, on me reproche d’envoyer mes meilleurs coureurs en Argentine plutôt qu’en Australie pour l’ouverture du WorldTour, mais lorsque j’envoie une facture de 100.000 euros en Amérique du Sud, elle est réglée avant même le 1er janvier.
Au Tour Down Under, en revanche, l’indemnité est tombée de 17.000 à 12.000 euros et la qualité des conditions d’accueil (vols et logement) a considérablement diminué. À la fin de l’année, comme tout chef de société, je dois faire le bilan. Et si je suis en perte, c’est à moi de renflouer les caisses… Plus que jamais, nous sommes dépendants de nos fidèles sponsors. Je ne vois pas d’éclaircie à l’horizon."
L’équipe a été considérablement rajeunie cette année. Est-ce une réelle politique ?
"Nous avons beaucoup investi dans les jeunes talents ces dernières années. Un peu plus de 3,5 millions, si mes comptes sont bons, via notre équipe satellite. Nous avions également un recruteur à temps plein et avons été les premiers à travailler de la sorte. Notre équipe ne doit toutefois pas être une crèche. Je pense donc qu’en 2019, je n’engagerai pas plus d’un néo-pro."
J’ai dernièrement reçu une offre de reprise de l’équipe"
Aujourd’hui âgé de 63 ans, Patrick Lefevere n’a pas attendu cet hiver pour songer à sa succession. "Toutes les sociétés procèdent de la sorte et je pense d’ailleurs qu’il n’est pas sain que l’équipe soit trop dépendante de moi. Je travaille sur le sujet, mais ce n’est pas simple. J’ai reçu une proposition d’un candidat acquéreur de 51 ans, actif dans le monde des affaires et anciennement impliqué dans le cyclisme. Il souhaitait que je l’accompagne encore un an dans cette reprise afin de le guider. Mais nous n’avons encore aucunement parlé de chiffres. Entre les premiers échanges et la réelle négociation, ceux-ci varient parfois très fortement… Je ne pense pas que la vie de pensionné soit faite pour moi. Cet hiver, j’ai été malade au moment des fêtes mais, après quatre jours à la maison, je cherchais déjà des excuses pour reprendre mes activités. Aujourd’hui, on gère l’équipe comme une société et je ne pense pas qu’il soit absolument nécessaire que mon successeur connaisse parfaitement le vélo."
"Il n’y a aucun doute que vous reverrez Tom Boonen sur les classiques"
Retraité au soir du dernier Paris-Roubaix, Tom Boonen était pressenti pour assumer un rôle au sein de la formation de Patrick Lefevere, certains parlant même de le voir assumer sa succession. L’Anversois n’est pourtant pas partie prenante dans le staff de 2018. "Lorsque Tom en aura fini avec les voitures, il reviendra vers le cyclisme. J’ai parlé avec lui il y a un mois et il me disait désormais mieux me comprendre. Il doit dorénavant trouver, lui aussi, des sponsors pour ses courses et il m’avouait que, pour décrocher une enveloppe de 10.000 euros, il lui fallait presque accepter de poser pour une séance photo sans pantalon. Je lui ai souhaité bienvenue dans la famille… Dès les classiques, vous le reverrez sur les courses. Nous avons conclu un accord afin qu’il nous aide pour l’accueil de certains VIP. Il peut aussi nous aider sur certains progrès dans le matériel. Sa fonction n’est pas totalement définie ni full time. Notre collaboration sera plutôt ponctuelle et sujette à évolutions."