Ma femme se prostitue, mais je ne suis pas son proxénète” : peut-on vivre en couple avec une travailleuse du sexe ? La cour d’appel a tranché !
C’est l’histoire de Drita qui exerce à l’avenue Louise, et de Blerim, 46 ans, son compagnon.
- Publié le 24-04-2024 à 08h56
En 2022, le nouveau code pénal sexuel a connu une réforme qui décriminalise la prostitution – les travailleuses du sexe peuvent librement travailler – mais pas le proxénétisme : tirer un avantage de la prostitution est désormais puni d’1 an à 5 ans d’emprisonnement et jusqu’à 25 000 euros.
Blerim, dont la femme prostituée ramène l’argent à la maison, est-il son proxénète. La justice bruxelloise a tranché.
Ils se sont connus en Albanie. À la plage, en 2017, selon lui. En rue, en 2012, selon elle. En 2012, Drita, 24 ans, terminait des études d’infirmière pour lesquelles son père, dit-elle, avait pris un crédit. Sa famille était en difficulté financière et elle se sentait redevable. Elle aurait commencé à travailler comme femme d’ouvrage mais éprouvait de la honte à faire un métier qui ne correspondait pas à son niveau d’études. Drita aurait ainsi décidé, en avril 2013, de venir en Belgique où Blerim avait vécu auparavant. Un fait est certain : la police l’identifie pour la première fois le 29 septembre 2013 sur les trottoirs de l’avenue Louise.
”Je b*** ta famille”
Les années passent. Nous sommes maintenant le 30 juin 2019 et ce soir-là, un policier bruxellois des mœurs reçoit – à 23 h 39 – un appel sur son GSM de service. L’homme, qui s’exprime en anglais avec un accent balkanique, lui demande s’il est de la police et insiste pour le rencontrer. Alors que le policier l’invite à s’identifier, l’individu – on apprendra plus tard qu’il s’agit de Blerim – raccroche en proférant en albanais une insulte voulant dire : “Je baise ta famille”.
En 2019, les policiers connaissent Drita. Ils l’ont observée avenue Louise. Ils savent qu’elle se prostitue de nuit “quasi sans discontinuer, même lorsque les nuits sont marquées par de violentes averses”.
Justement, pourquoi travailler par tous les temps ! Et qui est cet homme qui, le 30 juin 2019 à 23 h 39, se servait du GSM de Drita pour insulter un policier des mœurs ?
Les éléments
C’était le début de l’enquête qui allait amener Blerim en correctionnelle pour proxénétisme. Les enquêteurs apprenaient dans le milieu de la nuit que Drita (nous avons modifié le prénom afin de préserver son anonymat) serait régulièrement tabassée et maltraitée par son souteneur, un Albanais “condamné en Albanie pour viol sur mineure” et “recherché en Italie”. Selon les informations, Drita aurait tenté plusieurs fois “de fuir, avec l’aide de clients, en vain”.
Avec ces renseignements, le juge d’instruction délivrait un mandat de perquisition. Au domicile de Drita, les enquêteurs constataient la présence de Blerim. Et saisissaient notamment une carte du Grand Casino, deux GSM, du cash.
Du cash, le problème est là. Pour la juge, preuve était faite que Blerim profitait bel et bien de la prostitution de Drita. En plus, la battait, à voir les traces bleues visibles sur la jeune femme. Sans coup férir, la juge l’envoyait en prison pour proxénétisme.
Morsures d’amour
Comment expliquer tout cela aux tribunaux ?
Drita raconte : “Oui, je me prostitue avenue Louise mais l’un n’empêche pas l’autre. Nous vivons ensemble. Je l’aime. Il m’aime. Il est très jaloux mais j’ai beaucoup de liberté. Ce ne sont pas des marques de coups. Je deviens bleue dès qu’on me touche un petit peu. J’ai aussi des morsures, c’est Blerim quand nous faisons l’amour. Je gagne 6 400 euros par mois. Blerim me donne de l’argent à chaque fois qu’il gagne au casino. Le cash qu’on a trouvé chez nous lui appartenait. Nous payons l’appartement à deux et nous envoyons l’un et l’autre de l’argent à nos familles respectives en Albanie “.
149 000 euros au casino
Pour sa part, Blerim raconte : “Drita se prostituait déjà à l’époque de notre rencontre. Je suis jaloux mais elle est très libre et fait ce qu’elle veut. Je suis en Belgique depuis 1999. Je joue au poker. Je gagne tous les mois entre 3 000 et 4 000 euros”.
La Commission des Jeux pouvait confirmer qu’en effet Blerim fréquente assidûment les casinos – 137 accès en 13 mois -, en particulier le Grand Casino de Bruxelles où il a échangé à la caisse des jetons pour 149 000 euros en six mois.
Imparable
Depuis le 1er juin 2022, le nouveau code pénal sexuel punit le proxénète qui retire “directement ou indirectement un avantage anormal économique, ou tout autre avantage anormal, patrimonial ou non, direct ou indirect “.
Est-ce le cas de Blerim. Est-il proxénète ? Oui, pour le tribunal correctionnel qui l’avait condamné à 4 ans ferme. Il interjetait appel.
Dans l’arrêt du 22 mars 2024 que la DH a pu lire, la cour d’appel, pointant le fait qu’il gagne sa vie de son côté, paie avec Drita le loyer de l’appartement et envoie comme elle de l’argent à sa famille, a considéré que Blerim ne retirait pas un “avantage anormal” de la prostitution de sa compagne.
Il faut dire que ses avocats, les pénalistes Olivier Martins et Inès Aghlalou, avaient pour lui un argument imparable : le fameux coup de fil d’insulte à ce policier donné le 30 juin 2019 à 23 h 39.
Le coup de fil d’un jaloux qui pensait que le policier draguait sa femme. Un homme jaloux, qui donc tient à sa femme autrement que comme une “gagneuse”.
”Soyons logique. Il n’aurait pas appelé un policier, encore moins un policier des mœurs, s’il était animé par l’intention d’exploiter la prostitution de sa compagne.”
Les juges d’appel ont acquitté l’Albanais de 46 ans. Sa femme exerce avenue Louise et ramène ses gains à la maison, ce qui ne fait pas automatiquement de lui un proxénète.